Le soleil montait, en effet, très vaste, avec un disque d’une telle dimension qu’on pouvait estimer que Dzo, son unique satellite, en était très près, presque autant que Mercure l’est du soleil des Terriens.

         Sous sa clarté brutale, l’horreur de la cité ressortait davantage, semblait-il et les cosmonautes passaient sous des voûtes métalliques d’une architecture inouïe, ciselées par des artistes ancestraux, mais dont l’ombre pesait sur eux comme une chape d’épouvante.

         Bruno avait recommandé la prudence et ce, sur les conseils de Hog.

        – Des mutations se sont produites parmi les planaires des marécages, autrefois traités par les savants. Des êtres monstrueux sont nés et ont regagné les parages de la cité. Si nous en rencontrons…

         Ils en rencontrèrent.

         Ils parcouraient une avenue immense, dont l’asphalte plusieurs fois centenaire avait fini par éclater, et dont les lézardes étaient envahies de ces herbes jaunâtres, de ces arbustes maigres, au feuillage gris, qui paraissaient composer la végétation de cette planète surchauffée. De temps à autre, de petits animaux, de rares oiseaux, fuyaient à leur approche. Mais tout à coup, Râx s’arrêta et siffla avec colère.

         Ils se tinrent prêts à tout, braquant les pistolets à inframauve. Ils aperçurent la bête, une sorte de guêpe géante, cent fois ailée, qui se traînait parmi les ruines.

         Comme les planaires dont elle était issue, elle était d’une teinte blanchâtre, décolorée, quasi translucide. Le pstôr voulut attaquer, mais Bruno le retint à temps. Inutile de risquer quelque nouveau et terrible combat.

         D’ailleurs le monstre, peu soucieux peut-être de s’opposer à ces inconnus, ne tarda pas à s’envoler, avec des vibrations dignes d’un avion à réaction et disparut vers les profondeurs de l’horizon hérissé de constructions.

         Ils redoublèrent de précautions. Mais aucun autre démon ne parut.

         Hog, maintenant, annonçait qu’on approchait et qu’au centre de cette ville que les Dzoriens appelaient par dérision la cité de la Vaine Science pour se moquer des savants cause de leur malheur et qui travaillaient cependant pour chercher le salut général, on trouverait le palais de Ghowix.

         – Nos appareils sont détruits ou perdus, dit Hog. Je ne peux prévenir le maître ni ses aides et je… Bruno Coqdor sourit :

         – Laissez-moi faire, Hog… Que voulez-vous dire au professeur Ghowix ?

         – Mais, dit Hog, que nous arrivons… Que l’ Œil Rouge est détruit… Que nous ramenons avec nous des étrangers venus d’une planète lointaine avec lesquels nous avons un accord…

         – Eh bien, dit Bruno, je vais dire tout cela au professeur.

         Hog parut surpris en dépit de son indifférence habituelle et il se contenta, pendant les minutes qui suivirent d’agiter frénétiquement les doigts, tout le reste de son corps demeurant immobile.

         Bruno, campé sur ses jambes légèrement écartées, les bras croisés, avait baissé la tête et se concentrait. Norma, Didier et Wang avaient fait signe aux hommes-spectres de garder le silence. Wanda, comme à son habitude désormais, paraissait lointaine et Norma caressait doucement Râx pour le faire tenir tranquille.

         Bruno enfin, releva la tête, gardant les yeux fermés. On vit le noble visage parcouru de petits tressaillements, frémissements de la paupière ou de la commissure des lèvres. Une flamme inconnue passait sur ses traits.

         Enfin, il se détendit, ouvrit les yeux, décroisa les bras :

         – Nous sommes encore loin du palais, dit-il. D’autre part le professeur Ghowix nous fait savoir que les insectes mutants se sont multipliés dans la cité, surtout autour de son refuge et que la progression serait des plus périlleuses. Il envoie deux engins, je  n’ai pas compris comment on les appelle en dzorien, pour nous emmener sans encombre.

         Hog était visiblement stupéfait et sortait de sa torpeur de momie :

         – Mais comment avez-vous…?

         – Silence, dit Didier. Vous allez voir qui est le Terrien Bruno Coqdor.

         Un homme-spectre s’approcha de Hog et, sans mot dire, leva le doigt.

         Hog, et tous les autres virent, au-dessus des tours et des plates-formes, des ponts et des cathédrales de métal, deux points qui grossissaient à vue d’œil.

         Bientôt, on distingua deux petits engins globoïdes cerclés l’un et l’autre d’un anneau évoquant celui de la planète Saturne. Mais cet anneau était vibratile et constituait à la fois le moyen de stabilisation et de dynamisation des engins, des Vibrus selon l’étymologie dzorienne traduite en latin de la Terre, ou approximativement.

         Des hommes-spectres sortirent silencieusement des Vibrus. Ils saluèrent les arrivants mais Bruno et ses amis remarquèrent qu’ils n’échangeaient aucun signe affectueux. Aucune émotion entre ces gens qui ne s’étaient pas vus depuis des années, l’ Œil Rouge étant parti depuis longtemps.

         Quelques instants après, les Vibrus survolaient la cité à toute vitesse et les Terriens eurent une vue d’ensemble de l’immense métropole livrée à la rouille et aux mauvaises herbes.

         Ils ne découvrirent d’autre signe de vie que des planaires plus ou moins en voie de mutation, les unes déjà munies de pattes, d’autres ailées comme l’énorme guêpe. Ces corps transparents, que Didier n’hésita pas à qualifier de « sang de navet », laids et répugnants, vinrent voleter autour des Vibrus mais n’attaquèrent pas.

         Et on survola le palais des savants, où régnait Ghowix, le grand responsable de la malédiction de Dzo.

         Sous les rayons maintenant presque obliques du soleil satanique, c’était une forteresse surélevée, en terrasses, où on accédait par des escaliers gigantesques. Des coupoles marquaient les différents départements scientifiques qui y avaient été réunis. Là, la vie se manifestait car des fumées s’élevaient, des étincelles crépitaient, certains appareils cliquetaient.

         Les Vibrus se posèrent sur une des terrasses, en parfait état d’entretien, comme tout le palais, ce qui jurait avec la mortelle ambiance de la cité en général.

         Et le professeur Ghowix, suivi d’une phalange de savants, vint à la rencontre des Terriens qui, peut-être, l’aideraient à trouver la vérité, le moyen de rendre mortels les Dzoriens damnés d’immortalité.

         Deux heures plus tard, les Terriens étaient au repos dans des chambres parfaitement climatisées, décorées avec un goût exquis, et qui donnaient une idée de ce qu’avait été la civilisation dzorienne.

         Bruno, seul, avait enfin quitté son scaphandre-armure, poussiéreux et fangeux. Une cabine spécialisée lui avait permis une douche délicatement dosée, faite de cent petits jets vernis de toutes parts et qui caressaient la peau, plus qu’ils ne la fouettaient. Pourtant, cela décapait et vivifiait en même temps. Bruno se sentit merveilleusement bien car il était très las et sa transmission de pensée avec Ghowix avait demandé une grosse dépense énergétique à ce garçon fatigué d’un tel voyage.

         Ensuite, un air doux et parfumé l’avait séché en quelques secondes et un distributeur robot lui avait apporté une sorte de tunique courte, de teinte pourpre, dont il avait ceint ses reins, rejetant le drapé sur son épaule.

         Râx, près de lui, gloussait doucement et Bruno avait dit :

         – Tu veux bien une douche, toi aussi… Tu l’as méritée…

         Et le brave pstôr avait sifflé de bien-être quand son maître l’avait poussé dans la cabine.

         Maintenant, il réfléchissait, étendu sur un sofa qui épousait avec douceur la forme de son corps.

         Qu’allait-il advenir ?

         Il avait échangé un serment avec Hog, avec les hommes-spectres de l’ Œil Rouge. Mais cela engageait-il tous les Dzoriens ?

         Un robot avançait, silencieusement. Bruno bondit, croyant à quelque attaque. Mais l’homme de métal apportait, sur un plat, des fruits, de telle forme, de telle couleur, que Bruno n’en avait jamais vu dans aucune planète.

         Il hésitait à les prendre.

         – Prenez, nasilla le robot d’une voix mécanique, ces fruits sont cultivés dans nos serres climatisées. Ce sont les meilleurs du monde…

         Bruno, nourri de pilules depuis des jours et des jours, mordit dans les fruits avec volupté, et en jeta un ou deux à Râx qui, lui aussi, parut les apprécier plus que les pilules dont on lui accordait généralement sa ration.

         Soudain un écran s’alluma et il vit apparaître Didier et Norma. Tous deux, détendus, revigorés, souriaient. Ils portaient eux aussi des tuniques, une bleue pour Didier, semblable à celle de Bruno, formant pagne avec un drapé sur l’épaule laissant la moitié du torse nu, et une sorte de longue robe vert émeraude pour Norma, moulant admirablement sa taille et découvrant, avec une audace de bon goût, les épaules qu’elle avait très belles. Ses cheveux blonds bouffaient gracieusement et Bruno lui sourit, content de la voir enfin moins malheureuse.

         – Que vous êtes beau, cher Bruno ! Dans ce costume. Pour une fois, nos hommes-spectres ont du bon ! Vous avez l’air d’un empereur romain…

         – Ou d’un funambule de cirque, ironisa Didier.

         – Tais-toi, méchant ! D’ailleurs tu n’y connais rien.

         Bruno rit, pour la première fois depuis longtemps.

         – Didier est une mauvaise langue. Mais je vous retourne le compliment, Norma, vous avez l’air d’une déesse antique.

         – Flatteur… Allez-vous nous rejoindre ?

         – Où êtes-vous donc ?

         – Mais un robot nous a menés dans une sorte d’atrium. Il y a une piscine.

         Oui, mon cher ! Avec des écrans partout, des écrans qui permettent, vous le constatez, de communiquer avec tout le palais… le palais-laboratoire où nous voilà… Il paraît que le séjour y sera agréable… Ce bon Wang y est déjà, et il nous attend, drapé dans une toge qui lui va comme un gant.

         Le front de Bruno se rembrunit :

         – Et Wanda ?

         – Elle a eu droit, elle aussi, à une chambre individuelle, comme nous.

         Mais elle a refusé d’en sortir à notre appel. Faut-il la laisser ?

         – J’irai la voir, dit Bruno.

         Il soupira :

         – C’est le point noir de notre aventure… Pauvre Wanda ! Mais s’il n’y avait que celui-là… Enfin, ne nous attristons pas, mes enfants.

         – Bon, dit Didier, si tu crois que Norma et moi, tout comme Wang, ne pensons pas à l’avenir. À moins, évidemment, de vivre toujours ici. Ce cadre n’est pas désagréable.

         – Tais-toi, dit Norma. Vivre ! Et vivre toujours ! Sont deux choses différentes.

         – Laissons cela, dit Bruno. Je vais vous rejoindre.

         – Appelez donc votre robot personnel, Bruno. Il comprend et parle le spalax.

         – Je m’en suis aperçu.

         – Il vous conduira à la piscine. Nous vous attendons.

         – À tout de suite, chers amoureux de mon cœur.

         Bruno prit congé d’eux avec un sourire et l’écran s’éteignit. Il se préparait à quitter ce studio merveilleux et à héler le robot quand celui-ci parut et déclara, de sa voix impersonnelle :

         – Monsieur. Il y a là une dame qui désire vous parler…

         Bruno Coqdor était difficile à étonner, mais il marqua le coup :

         – Une dame ? Serait-ce une de mes amies terriennes ?

         Il pensait à Wanda, naturellement. Mais le robot reprit :

         – Puis-je lui dire d’entrer ? C’est en effet une dame de la Terre.

         Bruno fit un geste d’acquiescement et le robot s’effaça, laissant pénétrer une personne, un être. Mais ce n’était pas Wanda.

         Bruno Coqdor éprouva un affreux serrement de cœur.

         Depuis des jours et des jours, il vivait avec les Dzoriens. Les hommes-spectres de la planète maudite.

         Mais, pour la première fois, il voyait quelque chose de pire, une femme-spectre.

        

        

CHAPITRE II

        

         Une intense pitié envahissait Bruno Coqdor. Il voyait une personne aux cheveux d’un blanc éblouissant, chevelure d’une exceptionnelle beauté qui roulait en cascades d’argent sur les épaules de cette femme.

         Mais qui était-elle ? Quel âge pouvait-elle avoir ?

         Bien plus que chez l’homme, l’infernale immortalité donnait à la femme l’impression d’être son propre fantôme. Peut-être avait-elle été belle autrefois. C’était même certain et pareille chevelure, quand elle était brune ou blonde, devait auréoler un bien joli visage.

         Qu’en restait-il ? Un faciès desséché, un vrai visage de momie, incroyablement rapetissé, seulement serti de ces traits écarlates attestant un sang vif et généreux, qui n’arrivait cependant pas à donner un aspect engageant aux ancêtres incroyablement prolongés.

         Bruno s’était levé, instinctivement et, puisque c’était une femme malgré tout, il s’inclinait.

         Elle voulut sourire. Ses dents étaient éclatantes encore, mais dans l’affreux visage c’était bien pénible à voir :

         – Lieutenant, j’ai demandé à vous voir.

         – Qui êtes-vous, Madame ?

         – Je me nomme Jane. Oui, ne tressaillez pas. C’est bien là un nom de la Terre. Je suis terrienne. Ou plutôt, je l’étais.

         Elle soupira. Bruno lui désigna un fauteuil conditionné. Elle s’y installa et il crut que, sous sa robe blanche, digne d’une jolie fille, il ne voyait s’étendre qu’une sorte de squelette.

         – Je lis dans vos yeux ce qui se passe en vous ! Je vous fais de la peine.

         Oh ! Je sais, il n’y a rien à faire pour moi, pour mes semblables.

         Déjà, il devinait la vérité, et il projetait en avant ses pensées-sondes.

         Dans le cerveau de Jane, il déchiffrait la confirmation de ce qu’il avait tout de suite soupçonné.

         Jane faisait partie de ces esclaves que les Dzoriens enlevaient aux vaisseaux de l’espace, par groupes, pour les astreindre à les aider en leur donnant la mort, ou en trouvant une solution quelconque. Bien entendu, ni ses camarades ni elle, n’avaient pu aider les maudits et après un combat où la majorité du groupe avait trouvé le trépas, Jane et quelques survivants avaient été conditionnés pour vivre éternellement.

         Il y avait trois siècles de cela. Depuis, à plusieurs reprises, elle avait vu l’ Œil Rouge ramener des captifs sur Dzo. Mais aucun Terrien parmi eux. Ils venaient de planètes lointaines, des coins les plus reculés de la galaxie et appartenaient à des mondes insoupçonnés de ceux du système solaire dit de Sol III, d’après la planète patrie, la Terre.

         Jane vivait, de la vie monstrueuse et latente des Dzoriens, espérant toujours trouver une mort accidentelle tout en répugnant au suicide, voire à la plus petite imprudence.

         Mais elle venait d’apprendre que l’astronef fantôme avait été détruit en tombant dans les grands marécages, que Hog avait ramené des hommes et des femmes de la Terre.

         Bruno, spontanément, lui prit les mains et serra entre ses doigts les phalanges extraordinairement maigres, sans chair. Rien que les os et la peau.

         Mais la vie, une vie qui s’agrippait vampiriquement à un pauvre corps inlassablement immortel.

         – Merci, dit Jane. C’est si bon de trouver un coplanétriote !

         Ils parlèrent. Elle semblait heureuse de savoir ce que la Terre était devenue depuis… Il lui fit confirmer. Oui, il avait bien lu en elle. Trois siècles, trois cents années terriennes. Jane était sur Dzo depuis ce temps et désespérait de mourir. Elle parut fébrile, tout à coup :

         – Vous ! Vous allez nous aider.

         Bruno se sentit un peu embarrassé :

         – Nous allons essayer, je vous le promets… D’ailleurs, nous avons échangé un serment avec Hog.

         II lui expliqua quel avait été le marché et il vit un sourire sceptique sur le visage momifié de Jane.

         – Vous ne me croyez pas ?

         – Je vous crois, cher Chevalier de la Terre. Mais eux…

         – Hog n’est-il pas loyal ?

         – Hog, si, peut-être… Mais il y a Ghowix et les autres. Il faut les comprendre. Ils ne croient en rien.

         – Nous avons, mes amis et moi, accumulé assez de connaissances pour venir en aide aux Dzoriens. Depuis que vous avez quitté notre planète, la science a fait tant de progrès.

         – Et vous saurez refaire de nous des mortels ? Je vous avoue que je n’y crois pas. Là n’est pas la question. Je suis venue vous demander…

         Les grands yeux bleu-vert de Bruno Coqdor s’agrandirent, reflétant une indicible épouvante.

         Tout de suite, il cria :

         – Non ! Taisez-vous. Pas cela ! Ne parlez pas ! Ne me dites pas ce que vous êtes venue me demander.

         Jane le regarda un instant puis, d’un bond, elle fut à ses pieds et entourant ses jambes de ses bras maigres, elle appuya son affreux visage contre les genoux du jeune homme, qui frémit au contact :

         – Je vous en supplie ! Ayez pitié de moi ! Je suis une coplanétriote. Je suis une Terrienne ! Notre monde a reçu la révélation suprême… Le mystère de charité. Au nom de cette charité, tuez-moi.

         – Silence ! Pas de blasphème, Jane ! Vous n’avez pas le droit.

         Elle cessa de pleurer et se leva. Et elle le regarda en face :

         – Vous refusez ? Mais vous ne savez donc pas ? Vous n’avez pas compris ce que nous endurons ? Vivre ! Vivre toujours. Des jours et des jours qui demeurent immuablement monotones, toujours semblables, qu’aucun divertissement ne peut agrémenter. Nous sombrons tout vivants, dans un enfer imprévu du poète.

         – Jane. Jane. Je vous jure que nous vous aiderons.

         – Vous ne pouvez nous aider qu’en nous donnant la délivrance.

         – Ne parlez pas de meurtre ! Il suffirait de refaire — à l’envers — l’expérience initiale du professeur Ghowix.

         – Mais il cherche en vain lui-même depuis mille ans, dans cette cité ultra-scientifique que nous nommons, par dérision, la cité de la Vaine Science.

         Elle eut un geste théâtral pour montrer, autour d’eux, le charmant studio où tout semblait prévu pour le bien-être et le confort :

         – Tout pour rendre la vie facile et heureuse… Et c’est pire que le plus horrible des cachots où le prisonnier, du moins, a le loisir de se casser la tête contre les murs…

         Bruno, cependant, réfléchissait rapidement :

         – Jane, vous m’avez parlé de charité chrétienne. Je vois que le grand scepticisme des Dzoriens n’a pas totalement tué en vous la foi de votre jeunesse… Jane, voulez-vous faire une bonne action ?

         Elle tressaillit. Il est vraisemblable que, au cours des siècles, on ne lui avait plus jamais parlé de cela et que, comme tous les immortels, elle avait un peu perdu le sens du bien et du mal.

         – Que voulez-vous dire ?

         – Jane… On nous a promis de ne pas nous conditionner pour être éternels ! Mais une d’entre nous, à la suite d’un chagrin cruel, veut échapper à la mort. Elle va, volontairement, se prêter aux expériences du professeur Ghowix et devenir… semblable à vous, Jane, il faut la dissuader ! Il faut lui dire ce qu’est cette vie atroce. Il faut l’empêcher de donner suite à son projet insensé.

         Jane le regarda fixement.

         – Si je consens, m’aiderez-vous ?

         – Ah ! S’écria Bruno, je vous aiderai, nous vous aiderons. Mais encore une fois, nul ne portera la main sur vous pour vous faire mourir… Seulement nous pouvons travailler dans la cité de la Vaine Science, et peut-être contribuer à rendre cette science moins vaine.

         – C’est bien, dit Jane. Menez-moi vers votre amie !

         Bruno héla le robot. Ce dernier leva le doigt et une porte s’ouvrit. Bruno prit la main de Jane et l’emmena. Le robot marchait devant eux et les guidait. Ils traversèrent un vaste couloir élégant, avancèrent sur des dalles de marbre et parvinrent à une sorte d’atrium dont le plafond, qui irradiait doucement, était soutenu par des colonnes faites d’une matière ressemblant à de l’albâtre, mais luminescentes elles aussi.

         Au centre, une piscine circulaire était aménagée.

         La température y était exquise et l’air doucement parfumé. Trois personnes, vêtues de ces tenues élégantes et colorées destinées aux hôtes des Dzoriens, devisaient sur des sofas, près de l’eau d’un bleu ardent, tout en grignotant des fruits que les robots leur offraient sur des plateaux artistement ciselés.

         Tout cela était fort agréable, quoiqu’un peu trop clinquant. Norma, Didier et Wang se levaient, stupéfaits de voir arriver Bruno en pareille compagnie.

         Dans sa robe immaculée, aux plis impeccables, Jane faisait peur. Ses épaules décharnées, sa poitrine plate, son faciès momifié, tout cela était affreusement mis en valeur par le contraste des beaux cheveux d’argent.

         – Mes chers amis, dit doucement Bruno, voici une de nos sœurs de la Terre. Jane est ici depuis trois siècles, mais elle se souvient.

         Norma et les deux hommes firent bon accueil à Jane. Mais ils se forçaient visiblement et Bruno se rendit compte que l’immortelle en souffrait.

         Il se hâta de brusquer les choses.

         – Jane veut bien nous aider, dit-il. Avant toute chose, il importe de nous occuper de notre malheureuse Wanda. Jane la convaincra de revenir à la raison et de refuser l’immortalité.

         Il vit se tendre les visages de ses trois amis. Dans ces cas-là, Bruno avait un réflexe instinctif. Il ne posait pas de questions oiseuses. Il lançait spontanément son esprit vers celui du ou des interlocuteurs.

         – Oh ! S’écria-t-il, elle n’est déjà plus ici.

         – Comment le savez-vous ? S’étonna Jane.

        – Notre ami Coqdor, dit Didier, est doué de telles facultés qu’il lit dans les pensées. Mais c’est la vérité. Wanda n’a pas reparu et, les uns et les autres, nous avons interrogé nos robots. Chacun de nous en a un à son service, comme vous savez. Ils ont été formels : la Terrienne a quitté ce lieu enchanteur pour se rendre vers le département des laboratoires. Le professeur Ghowix a accédé sans difficulté à sa demande.

         Bruno rugit :

         – C’est déjà en route ? Malédiction ! Robot ! Son serviteur s’approcha :

         – Je veux parler, sans retard, au professeur Ghowix et au commandant Hog.

         – Je transmets, nasilla le robot. On vit, sur lui, des circuits devenir fluorescents et un léger crépitement sortit de son chef.

         – Il les appelle, murmura Wang.

         Les autres robots allaient et venaient, attentifs au bien-être des Terriens, traités en hôtes d’honneur. On apportait des boissons inconnues, des mets ignorés, des cigarettes d’une saveur exceptionnelle.

         Mais que leur importait ! Ils savaient dans quelle situation atroce ils se trouvaient précipités et, pour l’instant, n’avaient qu’un souci majeur : le salut de l’imprudente Wanda.

         Jane avait pris une cigarette des mains d’un robot et, étendue sur un sofa, laissant traîner dans l’eau bleue de la piscine sa main décharnée, elle sourit à Norma, sourire qui fit frissonner la fiancée de Didier.

         – Ghowix va refuser de vous recevoir. Presque simultanément, le robot annonçait, de sa voix sans expression :

         – Le professeur Ghowix prie les honorables Terriens de l’excuser. Mais avec son équipe, il se prépare à une grande expérience et…

         Bruno bondissait, se ruait sur l’homme-machine :

         – En voilà assez. Je veux voir Ghowix. Dis-lui de ma part qu’il faut arrêter cette expérience. Il le faut, tu entends ?

         Norma, Didier et Wang s’étaient levés, eux aussi. Ils étaient pâles et ils pensaient tous à Wanda l’égarée, Wanda qui allait devenir semblable à la malheureuse Jane.

         Bruno secouait le robot :

         – Appelle ! Appelle tout de suite, sinon… Le robot se dégagea et dit, avec une dignité comique :

         – Ces manières sont hors de saison, monsieur…

         – Hors de saison ? Je vais te faire tenir un autre langage, gronda soudain Bruno.

         Il souleva le robot et le lança, avec une telle force, contre une des colonnes luminescentes que la mécanique se fracassa et retomba avec un bruit infernal. Le robot, détraqué et cabossé, ne se releva pas.

         Les autres robots s’étaient écartés. Didier et Wang, furieux eux aussi, avançaient vers les affreux pantins :

         – On vous démolira tous, cria Didier. Et nous trouverons bien le moyen d’aller jusqu’aux laboratoires délivrer Wanda !

         – C’est inutile, dit une voix humaine celle-là. Je viens vous chercher pour vous y conduire.

         Hog entrait dans l’atrium. Il était maintenant vêtu de la toge qui semblait être le costume sur la planète, mais, en raison de son affreuse anatomie, ce n’était pas un très joli spectacle.

         II regarda avec dédain le robot disloqué :

         – Gestes inutiles, Lieutenant Coqdor ! Nous sommes les plus forts. Mais laissons cela. Vous vouliez me voir ?

         – Oui, vous et Ghowix. J’ai votre parole. Aucun d’entre nous ne doit être soumis au traitement qui donne l’immortalité.

         – Mademoiselle Wanda a demandé, de son plein gré, à devenir notre semblable.

         – Cette malheureuse a perdu la raison sous l’empire du chagrin causé par la fin abominable de son fiancé… Et vous profitez de cette situation…

         Hog haussa les épaules.

         – De toute façon, nos engagements ne tiennent plus.

         – Comment ? S’écrièrent les quatre Terriens à la fois.

         Jane, qui avait écouté, se leva et écrasa sa cigarette dans une coupe :

         – Je vous l’avais bien dit, Lieutenant Coqdor.

         Elle disparut, sans qu’on sût par quelle porte elle avait quitté l’atrium.

         Mais les Terriens, présentement, se souciaient peu d’elle.

         – Hog, que signifie…?

         – Venez donc. Ghowix vous parlera.

         – Je le croyais tellement occupé.

         – Ce qu’il a à vous dire ne demandera qu’une minute.

         Bruno, escorté des trois Terriens, quitta les abords de la piscine. Hog marchait devant eux et les trois robots-serviteurs suivaient à distance respectueuse, peut-être par prudence.

         Ils montèrent des escaliers, franchirent des salles, et finalement un ascenseur aménagé comme un petit salon les emporta.

         On montait et cela semblait interminable. Tous se taisaient. Les quatre amis ruminaient leurs pensées et Hog demeurait impassible, agitant seulement ses doigts maigres comme tous les Dzoriens de pure race. Les robots, eux, n’avaient pas pris place dans l’ascenseur.

         Bruno tentait de sonder l’esprit de l’homme-spectre mais il le trouvait singulièrement vide, abstrait. Hog, maintenant qu’il était dans la cité dzorienne, cessait d’avoir de l’initiative. Comme ses congénères, il laissait aux scientifiques le soin de prendre toute décision utile.

         L’ascenseur s’arrêta. Une porte s’ouvrit.

         Cette fois on n’était plus dans un département aménagé pour la relaxation et le charme, mais dans un véritable monde technique.

         On débouchait sur une plate-forme circulaire, d’un diamètre de deux cents mètres au moins, située à mi-hauteur d’une immense salle dont la voûte formait dôme, taillée dans la matière irradiante commune sur Dzo.

         Une rampe bordait la plate-forme, large de plusieurs mètres et qui formait ainsi un vaste balcon. La salle, trente mètres plus bas, n’était qu’un gigantesque laboratoire et les appareils les plus étranges y formaient un chaos impressionnant.

         Un homme-spectre, vêtu d’une blouse blanche et portant des gants également blancs arrivait à leur rencontre. Ils reconnurent Ghowix, qui les avait reçus avant qu’ils fussent conduits aux studios d’accueil.

         Les gants accusaient, en adhérant, la maigreur des mains de ce savant responsable de la grande malédiction de la planète Dzo. Et, comme ses semblables, il ne pouvait les laisser en place si bien que ses doigts, sans cesse agités, évoquaient de curieuses théories spectrales.

         Ghowix était grand, incroyablement maigre et fort laid. Une résolution extraordinaire se peignait sur son visage :

         – Honorables Terriens, dit-il, j’apprends que vous vous révoltez et que vous avez détruit un de nos robots.

         – J’en prends la responsabilité, professeur ! Rétorqua Bruno. J’ai dû insister pour être reçu de vous. Vous imaginez la raison de cette audience.

         Mes amis et moi ne pouvons tolérer que Mlle Wanda soit conditionnée en immortelle et nous venons vous demander de surseoir à l’expérience… Je vous en prie, professeur, ne me dites pas, comme Hog, qu’elle est volontaire…

         – Mais vous, vous ne l’êtes apparemment pas ?

         – Absolument pas. Et nous vous demandons…

         – Lieutenant Coqdor, ici, sur Dzo, c’est moi qui commande… Moi et mon équipe… Les savants…

         – Ceux, lança Bruno, qui sont responsables de la malédiction insensée qui pèse sur les Dzoriens et leurs captifs.

         – Mais ceux, aussi, qui pourront peut-être un jour les refaire simples mortels, puisque tous, tous, vous refusez de nous donner la délivrance.

         – Je vous préviens, professeur, je me refuse désormais à toute discussion sur ce hideux sujet. Nous ne sommes pas des criminels. Et nous acceptons de mettre notre savoir à votre disposition.

         Ghowix haussa les épaules :

         – Nous perdons un temps précieux. Mais j’ai consenti à interrompre les préparatifs de mon expérience sur votre amie Wanda pour vous prévenir : je réfute le serment échangé avec Hog. Car j’estime que vos pauvres petits cerveaux ne nous seront pas d’un grand secours. Votre science est sans doute encore plus vaine que la nôtre.

         – Mettez-nous à l’épreuve.

         Ghowix les regarda tour à tour :

         – Vous êtes trop jeunes… et nous, nous les ancêtres, après des siècles et des siècles, nous n’avons pas trouvé. Donc, brisons là ! Votre camarade va devenir immortelle, que vous le vouliez ou non ! Quant à vous quatre, vous êtes prévenus. Je ne recommencerai pas à vous donner accès à nos laboratoires, comme je l’ai fait pour les originaires du Sextant, de la Lyre, de Cassiopée, qui ont perdu leur temps et nous ont fait perdre le nôtre.

         Bruno, qui écoutait et lisait en même temps dans le cerveau de Ghowix l’interrompit :

         – Si bien que vous nous proposez, au mépris du serment échangé, le même et hideux marché : ou nous vous massacrons, ou nous devenons immortels comme vous. C’est bien cela ?

         – C’est exactement cela. Regardez !…

         Ghowix se pencha sur la rampe du balcon et montra quelque chose, en bas. Norma s’élança, suivie des trois Terriens. Ils virent…

         Un groupe d’hommes-spectres en blouses et gants, semblables à Ghowix, s’affairaient autour d’un socle supportant une demi sphère transparente.  

         À l’intérieur de cette sphère, on apercevait une femme nue, d’une éblouissante beauté brune.

         Hiératique, elle se tenait debout, mais suspendue semblait-il et ses pieds ne reposaient apparemment sur rien. Des lueurs étranges traversaient l’hémisphère, enrobant la déesse de voiles aux tons exceptionnels.

         – Wanda ! S’écria Norma.

         – Wanda ! Répétèrent les trois garçons, effarés.

         – Oui, dit Ghowix, l’expérience commence. Dans quelques instants, elle sortira de ce demi globe. Mais elle sera immortelle…

         – Misérable ! Et vous en ferez une momie vivante, comme cette malheureuse Jane, Terrienne elle aussi…

         – Non, je lui ai promis, grâce à de nouvelles découvertes, de lui donner aussi la beauté éternelle… N’est-elle point merveilleusement bien faite ? Ce serait dommage de gâcher pareille merveille…

         Ulcéré, Bruno leva la main et frappa le professeur Ghowix au visage.

         À ce moment, le balcon fut envahi par une véritable horde de guerriers dzoriens, assistés de robots qui n’avaient rien d’humbles serviteurs, mais étaient conditionnés pour combattre avec une incroyable force.

         Bruno, Norma, Didier et Wang essayèrent de s’échapper. Vainement.

         Les autres étaient sur eux et Ghowix ricanait :

         – Immortels ! Plaignez-vous donc, vous deviendrez immortels ! Jamais plus vous ne mourrez. Tant d’hommes ont aspiré à cette félicité incroyable…

         – Tellement incroyable que vous ne vivez que pour en sortir, grinça Bruno, qui se débattait entre deux hommes-spectres et un formidable robot.

         Didier hurlait, parce qu’il voyait Norma enlevée par un autre androïde et que, maintenu par trois Dzoriens, il ne pouvait lui porter secours.

         Acculé au garde-fou, Wang hurla :

         – L’éternité maudite ! Non !… Jamais !…

         Les Dzoriens ne purent arrêter son geste. Wang leur échappa et enjamba la rampe, se précipitant dans le vide.

         Un grand cri monta et, presque aussitôt, dans un effroyable fracas de verre et de métal brisé, le corps du pauvre Wang s’écrasa sur des appareils étincelants.

         La lutte cessa aussitôt sur le balcon. Bruno Coqdor, Norma et Didier, assommés par ce nouveau malheur, ne se défendaient plus et, avec une tristesse infinie, ils regardaient, au-dessous d’eux, ce qui restait de ce compagnon fidèle.

         II avait préféré la mort à ce sort infernal et tous, Dzoriens et Terriens, pouvaient comprendre ce geste désespéré.

         Au centre de la vaste construction, la déesse nue apparaissait sertie par une aura d’étincelles vertes et mauves, dans une surprenante splendeur qui faisait peur, car elle semblait émaner de l’enfer…

        

        

CHAPITRE III

        

         La planète Dzo avait exécuté plusieurs révolutions autour de l’Étoile de Satan.

         Cela s’était traduit par autant de journées dzoriennes. Des journées qui avaient paru plutôt saumâtres à Bruno Coqdor, à Norma et à Didier.

         Tous trois avaient été reconduits aux appartements d’accueil et, depuis le dramatique suicide de Wang, ils y étaient retenus, toujours dans le même cadre enchanteur, mais, au lieu de robots-serviteurs, trop fragiles, on leur avait envoyé, pour domestiques, des robots-guerriers.

         Ces androïdes n’étaient pas moins attentifs à leurs moindres désirs, seulement ils leur interdisaient de quitter ce département de la cité de la Vaine Science. De plus, leur apparence massive neutralisait toute velléité d’attaque. D’une seule main, un de ces monstres de métal eût détruit un homme.

         Ils avaient longuement conversé, tous les trois. Une tristesse affreuse s’était emparée d’eux. Les morts s’accumulaient. Mac Duff, Ulric, et maintenant Wang, qui avait cherché un refuge dans le suicide.

         Quant à Wanda, ils pouvaient la considérer comme perdue pour eux, pour le monde normal.

         En effet, la malheureuse égarée, maintenant immortelle, ne pouvait mourir qu’accidentellement, ou d’un crime. Et son cerveau ne serait plus le même, elle contracterait petit à petit la bizarre mentalité des spectres maudits. S’évader ? Ils y songeaient sérieusement. Mais comment ? Et pour aller où ? L’ Œil Rouge était détruit et il n’y avait plus d’astronefs en service sur Dzo.

         Toutefois, aussi bien Bruno Coqdor que les deux jeunes gens, ils étaient décidés à tout tenter, fût-ce au péril de leur vie, pour échapper au monstrueux conditionnement auquel Wanda s’était livrée avec une volupté démente. Ils ne seraient pas immortels et si leur existence devait se terminer sur Dzo, tant pis.

         Pas de vaisseau pour fuir dans l’espace… Et ils ne savaient même pas dans quelle constellation brillait l’Étoile de Satan.

         La situation était donc désespérée. Coqdor, seul dans son petit studio, songeait à tout cela. Il caressait machinalement le pelage de Râx, qui demeurait sagement près de lui. Et le pstôr sifflait doucement.

         – Mon bon Râx, murmurait Coqdor, tu es content. Il ne t’en faut pas beaucoup. Si tu étais à notre place…

         Il songeait au Scorpion.  L’ Œil Rouge s’était effacé dans le subespace et l’astronef terrien les avait perdus de vue. Et il était vraisemblable que, pour l’univers, le commando avait été une victime supplémentaire du vaisseau fantôme dont, décidément, nul n’arrivait à percer l’énigme.

         Une énigme qui n’en était plus une. Du moins pour Bruno, pour Norma, pour Didier. Pour Jane également. Mais cela ne leur servait pas, car ils étaient menacés de finir leurs jours sur Dzo. Finir leurs jours ?

         Bruno frissonna. Et si les Dzoriens mettaient leur menace à exécution ?

         Ils vivraient eux aussi, de cette vie stagnante, interminable. Bruno imaginait les pensées sans fin, les sentiments sans évolution. J’aime ou je hais. Et cela dure, dure à l’infini, détraquant petit à petit cette âme captive de la chair dont elle ne peut plus s’arracher.

         Sous l’impulsion de cette pensée, il se leva et fit quelques pas dans le studio. Râx, surpris, siffla et marcha sur ses talons.

         – Être immortel ! Folie !

         II se demanda encore pourquoi, après la mort de Wang et la montée vers l’immortalité de Wanda, on les avait reconduits chez eux au lieu de les jeter de force dans l’hémisphère de cristal où ils avaient vu la déesse nue dans son tourbillon d’étincelles.

         – Ghowix espère que nous allons réfléchir… Que nous tenterons de nous évader peut-être… Ou bien que nous massacrerons tout le monde. Et pourtant tout cela serait inutile…

         Inutile pour les prisonniers, mais ce serait la délivrance des Dzoriens, du moins de certains d’entre eux. Bruno, horrifié de visions sanglantes, repoussa de telles idées.

         Jane était venue lui rendre visite. Elle lui avait annoncé que Wanda, désormais, vivrait chez les Dzoriens. Elle était dans une exaltation insensée.

         Elle parlait fébrilement d’Ulric, d’Ulric mort pour elle, et assurait qu’elle n’avait qu’un regret : survivre seule, alors que tous deux, ainsi traités, auraient pu vivre un amour éternel.

         Quand Jane lui eut dit cela, Bruno gronda, cognant de rage contre un meuble :

         – Amour éternel ! Quelle sottise ! Deux êtres vivant merveilleusement l’un pour l’autre, comme cela se produit quelquefois en ce monde, cela ne résisterait pas au temps. Et ils finiraient par se haïr.

         Jane, qui savourait une de ses sempiternelles cigarettes blondes, s’était mise à rire, d’un rire de crécelle, qui faisait mal :

         – Comme vous avez raison, cher Bruno Coqdor. Quand je suis venue ici, j’étais adorée d’un jeune Dzorien devenu immortel, lui aussi. Mais cela n’a pas duré. Nous sommes éternels, mais la passion ne l’est pas.

         Frappé, Bruno demanda :

         – Et… qu’est-il devenu ? Elle soupira :

         – Il a pris place à bord de l’ Œil Rouge… et il a été tué dans un engagement avec les naturels de la Grande Ourse… Eh bien, depuis, je crois que je le regrette un peu, alors qu’à son départ nous ne pouvions plus nous souffrir…

         Bruno posa sa main sur la main décharnée de la femme-spectre :

         – Voilà, Jane, la vérité éternelle ! Le sentiment, émanant du cœur, peut résister au temps. Le souvenir ne tarit pas. Mais la présence, le contact matériel, arrive à tout détruire.

         – Vous parlez d’or, beau Chevalier. Il faudra dire tout cela à Wanda.

         – Vous ne semblez guère l’aimer.

         Jane jeta sa cigarette avec rage :

         – Je ne sais encore si c’est vrai. Mais Ghowix, pour achever de la décider à pénétrer dans l’immortalité, lui a promis un traitement qui garderait sa beauté intacte, à l’abri de toute flétrissure.

         – Excellent, ironisa Bruno. La Vaine Science n’est pas tellement vaine dans la cité. Disons qu’elle fait des progrès…

         La femme tricentenaire secoua sa crinière de neige et ses yeux, dans les orbites creuses, jetaient des éclairs :

         – Oui, cracha-t-elle. Mais Wanda — si c’est vrai — restera belle. Tandis que moi… Que n’ai-je été traitée, moi aussi, avec la nouvelle invention, les procédés inédits de Ghowix ! Je serais restée ce que j’étais !

         Elle regarda longuement Bruno et soudain se retira sans un mot, le laissant bouleversé.

         Il imaginait ce que cette femme devait souffrir.

         Pour se changer les idées, il rendit visite au jeune couple, après leur avoir demandé rendez-vous par la télé intérieure. Norma et Didier ne se quittaient guère. Ils tremblaient sans cesse d’être emmenés vers les laboratoires. Didier avait juré à Norma de lutter jusqu’au bout et de la tuer plutôt que de la laisser sombrer dans l’éternité vivante. Mais en aurait-il le triste courage ?

         Ils étaient heureux de se trouver avec Bruno. Il leur conta la visite de Jane, et cela les confirma dans leur décision. La mort valait mieux que ce sort invraisemblable.

         – Mais, fit Didier avec un frisson, il faut se suicider AVANT, comme ce pauvre cher Wang. Après, on a le suicide en aversion. Ah ! C’est à se casser la tête contre les murs.

         – Didier, dit Bruno, il y a un fait, nous vivons. La vie est en nous. Non pas la vie factice, cette surexistence biologique artificiellement prolongée qui est celle des Dzoriens ou de leurs captifs immortalisés comme cette pauvre Jane. Non, la vie tout court. La vie des mondes et de la Terre. Le goût de la joie et le sens de la souffrance. L’élévation vers le ciel et la conscience de l’humble condition de l’homme. La vie qui est amour comme elle est science, qui est bonheur comme elle est mélancolie. La vie, ce rêve merveilleux de l’homme dont toute la valeur est justement dans le fait qu’il se réveille un jour, et que son réveil l’amène à la grande lumière de l’éternité. L’éternité que j’appellerai normale. L’épanouissement de l’être dans ce que les païens soupçonnaient déjà en nommant « nirvana », c’est-à-dire anéantissement. Non anéantissement pur et simple, suppression de l’être-homme, mais ablation des servitudes terrestres et physiologiques pour permettre l’envol vers l’universel, vers Dieu, afin que l’âme dans la grande miséricorde promise par le christianisme, puisse faire partie du total, de l’esprit par excellence. Oh ! Didier, nous n’avons pas le droit de parler de suicide. La vie nous a été confiée, nous devons la protéger par tous les moyens. C’est là un instinct qui parle en nous et ceux qui se tuent volontairement, comme notre ami Wang, ne le font qu’en un moment d’aberration provoqué par le désespoir. Mais, si Wang avait été retenu avant de se précipiter, peut-être aurait-il renoncé à son funeste projet. Il n’est pas question de prolonger indéfiniment la vie, comme le fait la Vaine Science des Dzoriens, car cela n’a plus de sens. Mais de protéger au maximum ce feu sacré qui est en nous, et provoque tant d’aspirations vers l’idéal. Didier, ne parlez pas de mourir, mais de vivre !

         Didier était stupéfait. Et les beaux yeux de Norma exprimaient toute son admiration :

         – Bruno, je crois que vous avez raison, murmura Didier. Ah ! C’est vrai ! Près de Norma, avec elle, pour elle, j’ai envie de vivre.

         – Tant il est vrai qu’il n’y a rien de plus fort qu’une vie, sinon deux vies qui ont le désir l’une de l’autre.

         – Mais, cher Bruno, nous sommes prisonniers. On nous promet de nous immortaliser, de gré ou de force. Nous sommes sur une planète inconnue, tournant autour d’une étoile ignorée. Pas d’astronef pour nous sauver. Rien.

         Alors ? Je vous pose la question. Que faire ? Comment espérer quand même ?

         Bruno sourit aux jeunes gens :

         – Il est un fait. Vous n’avez… nous n’avons aucune raison valable d’espérer. Et nous espérons quand même. C’est justement là notre force…

         Parce que nous sommes faibles et mortels. Remarquez que les hommes-spectres eux, devenus immortels, n’espèrent plus grand-chose, sinon le néant car toute foi a sombré dans ce déroulement affreux des vies prolongées.

         – Alors, Bruno ? demanda Norma.

         – Alors, ma petite Norma, je vais vous exposer un plan…

         Ils étaient près de la piscine. Aucun robot n’apparaissait. Bruno fit la leçon à Râx. L’écureuil chauve-souris devait grogner à l’approche de tout personnage, vivant ou androïde.

         Didier et Norma écoutaient, un feu neuf dans le regard. Comme ils avaient raison de faire confiance à Bruno Coqdor. Le chevalier de la Terre leur apportait des éléments audacieux.

         C’était simple en soi. Il fallait sortir à tout prix de ce lieu de délices qui leur devenait insupportable. Et encore, disait Norma, nous n’y sommes que depuis quelques jours. Que serait-ce si, comme Jane, nous y avions passé trois cents ans ? Didier, lui, disait qu’il détestait déjà ce décor d’opérette.

         Bruno offrait ses facultés exceptionnelles. Seulement il y avait un défaut dans son comportement possible. Il serait astreint à donner toute sa puissance psychique, à porter sa vitalité dans le rayonnement de son cerveau particulier. Et sa musculature s’en ressentirait. Au fur et à mesure que se déroulerait l’évasion, si elle réussissait, Bruno s’épuiserait et deviendrait faible comme un enfant. Il faudrait le soutenir, presque le porter. Et il était grand et solide.

         Didier et Norma étaient enthousiastes. Il les raisonna, leur démontra toutes les difficultés possibles. Mais les jeunes gens ne voulaient plus attendre. D’un instant à l’autre, Ghowix pouvait les envoyer chercher pour les jeter dans  l’hémisphère de cristal.

         Par ailleurs, les Dzoriens n’ignoraient pas la puissance de Coqdor. Mais, heureusement, ils ne la connaissaient que partiellement.

         – Je pense d’ailleurs, dit Bruno, que c’est une des raisons pour lesquelles Ghowix se méfie de moi et a refusé mon aide dans ses labos. Il craint que je ne sonde son cerveau et celui de ses collaborateurs, et que je ne devine ses secrets. Mais cela finalement nous arrange.

         Ils ne tardèrent plus et Bruno s’étendit sur un sofa, près de la piscine. Il semblait dormir, ou tout au moins se relaxer. Norma et Didier, non loin de lui, paraissaient rêveurs. Râx sifflait doucement, en cadence.

         Bruno était immobile, mais la sueur commençait à perler à son front. Il entamait un effort considérable et s’y donnait tout entier.

         Il lui fallut classer ses pensées, après avoir minutieusement contrôlé ses réactions. Il régla sa respiration à un très faible mouvement du diaphragme, travailla jusqu’à ne plus sentir son corps, parfaitement relaxé sur le sofa d’ailleurs conditionné pour cela. Ainsi, devenu léger comme un elfe, aérien, Bruno Coqdor arriva à n’être plus que cerveau.

         Il semblait que tout son sang, toute sa vie, affluât à sa boîte crânienne.

         Pour réaliser son projet, il devait arriver à ne plus être un homme tout entier, mais absolument comme un appareil, un émetteur de radio. Oui, c’était bien cela. Pas même un robot. Il lui fallait arriver au non-être passager. Les ondes qui émaneraient de lui avaient une mission précise mais il était nécessaire qu’elles fussent absolument dénuées de toute fluctuation et pour cela, Bruno ne devait plus songer à rien d’autre.

         Petit à petit, il cessait d’être en tant qu’humain. L’organe cerveau se transmuait en un moteur cerveau. Cellules, plasma, phosphore, tout cela agissait intensément dans les innombrables circonvolutions des deux lobes et le circuit n’entretenait plus le prestigieux mouvement de l’esprit, seulement un certain effet à distance qui devait être obtenu par l’émission.

         Bruno Coqdor n’était plus qu’en apparence. La vie se suspendait en lui.

         Il ne pensait véritablement plus.

        Il ne transpirait même pas, maintenant. Il semblait dormir, de ce sommeil absolu qui avoisine la mort. Il était calme et la respiration était devenue si courte qu’elle ne provoquait qu’un mouvement absolument imperceptible.

         Norma et Didier le regardaient avec angoisse, contrôlant eux aussi leurs réactions pour ne pas être surpris en cas d’incursion.

         Mais Râx ne donnait pas l’alarme. On ne risquait rien. Pour l’instant du moins.

         Le non-Bruno travaillait ferme. Rien qu’une mécanique de chair, un moteur biologique qui donnait son maximum.

         Le premier contact toucha le robot serviteur de Bruno, cet androïde de combat destiné à le servir tout en le surveillant. Appelé par l’émission, incapable de se rendre compte qu’il était hélé non par la voix humaine, mais bien par des vibrations d’une fréquence différente, le monstre métallique arriva et ses pas sonnèrent sur les dalles de l’atrium.

         Râx se leva et siffla longuement. Norma le caressa et le força à s’accroupir de nouveau.

         Le robot venait. Était-ce par hasard ? Ou parce que Bruno, parvenu au non-être, agissait en tant que machine radio ?

         Norma et Didier étaient tendus. Ils ne bougeaient toujours pas, mais ils suaient d’angoisse. Est-ce que cela allait réussir ?

         Il y eut un second claquement sur les dalles. Puis un troisième.

         Les deux fiancés échangèrent un regard joyeux. Cela faisait partie du plan et, initialement, leurs trois robots de service devaient être attirés sans qu’aucune voix les eût appelés. Seulement, ils réagissaient à l’appel psychomécanique de Bruno Coqdor, transmué en diffuseur d’ondes.

         Norma et Didier, le cœur battant, guettaient les robots. Les lourds hommes de métal avançaient avec l’attitude indifférente qui était normalement la leur. Seulement ils convergeaient vers un même point, semblait-il, comme s’ils allaient se rencontrer et converser, attitude parfaitement normale chez les humains et totalement absurde pour des machines.

         Les trois robots furent les uns près des autres, formant un triangle parfait.

         Leurs bras s’étendirent et ils s’agrippèrent mutuellement. Ainsi, ils étaient en cercle. Alors, des étincelles insolites crépitèrent sur leurs membres dont la continuité formait un circuit. Un rougeoiement intense se manifesta sur leurs organes vitaux et, brusquement, tous trois s’affaissèrent. Ils ne tombèrent pas, ne croulèrent pas sur les dalles. Car ils se soutenaient mutuellement. Mais ils ressemblaient vaguement à un château de cartes, dont les éléments ne tiennent que par un équilibre très relatif de leur fragilité.

         Et, demeurant ainsi, stupides, immobiles, tués par le court-circuit qui s’était établi, les trois robots ne furent plus rien qu’un tas de ferraille et de plastique.

         Didier avait saisi la main de Norma et la serrait à la briser. Elle aussi frémissait. Bruno Coqdor, Bruno étendu près d’eux, le non-Bruno réduit à l’état biologico-mécanique, avait réussi sa première expérience.

         Cependant, les fiancés ne bougèrent pas. Ils attendirent encore et Norma devait, de temps à autre, caresser Râx pour le faire tenir tranquille car le pstôr, inquiet pour son maître, ne comprenant pas ce qui se passait, voulait aller vers lui et Norma le lui interdisait.

         Il y eut d’autres claquements de métal sur les dalles. Beaucoup d’autres.

         Et toute une horde de robots, une bonne vingtaine, fit son apparition autour de la piscine.

         Ils semblaient tous savoir où ils allaient, ces absurdes entités caricaturant l’homme. Ils formèrent un grand cercle, épousant le juste bord du bassin. Et comme à un signal tous les bras se tendirent, et cela forma un rond, bien plus vaste que celui des trois premiers robots.

         Norma et Didier attendaient. Sans doute, de nouveau, le moteur-cerveau Bruno allait-il fomenter un nouveau court-circuit, pour détruire à la fois cette horde de robots.

         Mais, à ce moment, ils sursautèrent. Hog pénétrait dans l’atrium. Il n’était pas seul et sept ou huit hommes-spectres le suivaient.

         – Que se passe-t-il ? Tous nos robots se sont réunis ici. Aucun ne nous obéit plus.

         Norma pressa doucement la main de Didier et le jeune homme, s’efforçant de prendre une voix normale, répondit :

         – Le sais-je, Hog ? Nous nous reposons et, en effet, nous avons vu arriver tous vos androïdes.

         L’homme-spectre regarda les trois jeunes gens. Norma et Didier semblaient calmes et Bruno Coqdor paraissait dormir. Hog eut peut-être quelque soupçon, mais il se détourna d’eux et jeta un ordre à ses congénères.

         Tous se dirigèrent vers le cercle des robots qui s’étaient immobilisés et demeuraient, se tenant par ce qui constituait leurs avant-bras, un peu comme des rugbymen à la mêlée.

         Les Dzoriens appelèrent les robots, les palpèrent, tentèrent de faire jouer les rouages. Mais les hommes mécaniques ne bougeaient pas.

         Et, soudain, alors que les Dzoriens se trouvaient tous à  l’intérieur de la ronde fantastique, les robots s’animèrent, bien qu’ils n’aient encore nullement réagi aux ordres et aux manœuvres de leurs constructeurs.

         Hog et les autres étaient stupéfaits. Maintenant, les robots, se tenant toujours par les bras, avançaient sur eux, resserrant leur cercle, tout en se rapprochant du bassin central.

         Les hommes-spectres ne comprenaient visiblement pas. Ils voulurent échapper, sortir de ce carrousel extraordinaire. Mais les robots ne le leur permirent pas.

         Tous, s’abandonnant mutuellement, continuaient à avancer tout en barrant la route aux hommes-spectres. Les Dzoriens se débattirent, tentèrent de passer quand même. Aucun n’y parvint et les mains articulées des robots tombaient sur eux et les rejetaient dans la direction de la piscine circulaire qu’ils entouraient de façon parfaitement régulière.

         Hog cria quelque chose et les Dzoriens tentèrent une manœuvre en se jetant tous à plat ventre. Mais, sans hâte apparente, les robots se courbèrent et, deux à deux, s’emparèrent des hommes-spectres, qu’ils lancèrent, les uns et les autres, dans l’eau de la piscine.

         Norma, effarée, regardait cela, blottie contre Didier, dont le cœur battait à se rompre.

         Râx sifflait de plus en plus fort et Bruno Coqdor, le véritable centre de cette scène fantastique, demeurait parfaitement immobile et serein d’apparence.

         Tous les Dzoriens barbotaient, avec Hog parmi eux. Ils tentaient de nager et d’atteindre le bord de la piscine, mais le cercle des robots les repoussait. Il y avait toujours un androïde à l’endroit où voulait aborder un humain, et il le rejetait dans l’eau…

         Et puis les robots, se réunissant de nouveau, mais en rangs plus serrés furent au bord du bassin. Et ils s’y précipitèrent tous ensemble, et ainsi immergés, ils parurent enfermer les hommes-spectres dans un rayon véritablement diabolique.

        De nouveau, debout dans l’eau, les robots, si grands que leurs têtes émergeaient, réunirent leurs bras, reformant le cycle. À l’intérieur, les hommes-spectres barbotaient et criaient, appelant leurs congénères.

         – Viens ! Fuyons ! Je ne veux plus voir cela, supplia Norma, que cette scène à la fois fantasmagorique et burlesque bouleversait.

         – Oui. D’ailleurs il faut fuir. C’est le moment. Mais nous devons emmener Coqdor.

         Didier se dirigea vers le sofa où reposait le chevalier de la Terre.

         À ce moment, il vit, sur le beau visage serein, une contraction brusque, comme si l’effort psychique atteignait à son paroxysme.

         Et un crépitement d’étincelles leur fit tourner la tête à tous deux vers la piscine.

         Ce fut effrayant et rapide. Bruno, psychiquement, déclenchait le court-circuit qui détruisait tous les robots à la fois.

         Seulement, inconscient, il n’était qu’une machine qui poursuivait le plan initial et allait au but sans en mesurer les conséquences. Et ces conséquences étaient funestes.

         Le formidable courant déclenché anéantissait en effet les vingt androïdes qui s’affaissaient dans l’eau, demeurant soudés les uns aux autres, machines désormais inutilisables.

         Seulement l’étincelle immense, justement parce qu’elle se produisait dans un milieu aqueux, galvanisait littéralement toute la piscine où se trouvaient les hommes-spectres, immergés et prisonniers des robots.

         Norma recula, épouvantée et se cacha le visage dans ses mains. Elle avait vu, et elle avait compris.

         Hog et ses compagnons avaient tous subi une effroyable contraction, la dernière. Et maintenant, ils flottaient, entassés, corps noircis et tordus comme sous une impulsion tétanique. L’étincelle géante, par le truchement de ce bain électrifié, les avait foudroyés.

         Bruno Coqdor s’éveilla d’un seul coup et se redressa, comme effaré :

         – Que se passe-t-il ? Didier. Norma. Oh ! Comme je suis fatigué.

         Râx sautait après lui et lui léchait le visage et les mains. Mais le courageux garçon n’en pouvait plus.

        Il se leva péniblement, avança en titubant, passant une main tremblante sur son front où, de nouveau, la sueur ruisselait.

         – Qu’est-ce que…?

         Il s’interrompit, voyant Norma sangloter contre la poitrine de Didier.

         – Tant pis, Bruno, dit Didier, vous les avez délivrés de cette éternité insupportable.

         Bruno, qui ne comprenait visiblement pas, se retourna, et vit l’horrible spectacle des Dzoriens foudroyés dans la piscine, parmi le cercle horrifique des robots court-circuités.

         – Oh ! Je les ai tués.

         – Délivrés, Bruno ! dit farouchement Didier. Et maintenant, notre but est atteint, grâce à vous. Venez ! Il faut sortir d’ici.

         Bruno Coqdor, épuisé, chancelait. Didier le retint d’une main ferme :

         – Pour l’amour du ciel, Coqdor, encore un effort. Agissez sur Râx, comme vous l’avez prévu. Le pstôr peut nous guider, lui. Il n’y a plus un robot, plus un homme dans ce département hospitalier… Il nous sortira d’ici.

         Bruno fit signe, de la tête, qu’il allait essayer.

         Norma essuya ses larmes et le soutint, ainsi que Didier. Bruno, chassant les affreuses pensées qui l’envahissaient, se concentra sur Râx.

         Un instant passa, puis le pstôr siffla longuement et s’élança.

         – Il faut le suivre, dit Didier.

         Ils partirent, soutenant Bruno dont le grand corps était devenu fragile comme celui d’un bambin. Et ils marchèrent dans les couloirs, passèrent des portes, montèrent des escaliers, débouchèrent enfin sur une haute terrasse.

         Ils respirèrent, hors de ce monde artificiel. Au-dessus, c’était le ciel où brillait un soleil. Certes, ce soleil, c’était l’Étoile de Satan, mais c’était tout de même un astre. Devant eux, ils voyaient le département des laboratoires, monde technique, d’où montaient des fumées, des gerbes de feu électrique, des torrents de vapeur. Là, Ghowix et les autres cherchaient, cherchaient toujours à rendre mortels les immortels.

         Et alentour, c’était la ville morte, la cité de la Vaine Science, endormie dans son sommeil séculaire, avec, pour tous habitants, les monstrueuses planaires, dont certaines, après des mutations stupéfiantes, voletaient, pesantes et gélatineuses, monstres blêmes, vestiges d’expériences hideuses et manquées.

         – La cité, murmura Bruno Coqdor que son expérience personnelle avait brisé. Cité de la Science. Voilà donc où conduit la folie des hommes. Tous les mêmes. Sur toutes les planètes, dans tous les mondes, ils ont cherché ce que les Dzoriens seuls ont trouvé, le secret de l’immortalité. Et c’est une source de malheurs et de ruines, de désespoir éternel.

         Norma et Didier le soutenaient. Le jeune homme s’écria :

         – Un Vibrus, devant nous. Sur la terrasse. Ah ! Si nous pouvions l’atteindre. Nous pourrions peut-être fuir.

         En effet, un engin volant était là, bien sagement. Aucun Dzorien n’apparaissait alentour.

         – Il faut aller jusque-là, Coqdor.

         – J’essayerai, murmura Bruno.

         Râx siffla douloureusement, comprenant que son maître souffrait.

         Norma, doucement, encourageait Bruno. Mais il était à bout de forces, la dépense psychique ayant dépassé la norme prévue, ce qui avait coûté la vie à Hog et à sept ou huit Dzoriens.

         – Il faut le soutenir et le porter s’il le faut, dit Didier.

         Serrant les dents, il prit le bras de Bruno, le passa autour de son épaule.

         Mais Norma jetait un cri :

         – Les hommes-spectres !

         Une dizaine apparaissaient, flanqués de quelques robots guerriers. Et le professeur Ghowix était parmi eux :

         – J’avais raison de me méfier, lança le savant. On veut nous fausser compagnie. D’ailleurs, où iriez-vous ?

         Il eut un rire méchant, selon son habitude. Norma demeurait muette.

         Bruno chancelait. Didier s’écria :

         – Oui, fuir ! Tout vaut mieux que cette vie. Mais je vous en prie, professeur. Laissez-moi travailler avec vous. J’ai assez de notions en biologie.

         Je trouverai peut-être.

         Ghowix le regarda :

         – Une dernière chance, pour vous et pour nous ? Soit ! Je vous donne dix jours. Dix journées de Dzo pour travailler. Mais, si après ce terme vous n’avez pas trouvé, vos amis et vous serez immortalisés…

         Didier respira. C’était un sursis. Mais sa science serait-elle victorieuse ?

         Les Dzoriens n’y étaient pas parvenus, malgré tant de siècles de recherches.

         Norma vint à lui, souriante :

         – Je t’aiderai, Didier, moi aussi je suis un savant.

         Ghowix donna des ordres. Didier et Norma furent conduits aux laboratoires et Bruno, à demi évanoui, emporté de nouveau dans son studio, avec Râx qui sifflait ses sanglots.

         Il demeura là de longues heures, récupérant lentement. Quand il reprit conscience, il vit Jane à son chevet.

         La femme-spectre prononça :

         – Bruno Coqdor, vos amis terriens se font des illusions. Ils ne trouveront pas la solution. Ni eux ni personne. Les immortels le resteront, et nul n’inversera une seconde fois leur métabolisme pour en faire des êtres normaux.

         – Qui sait, Jane ? dit doucement Coqdor. Elle haussa les épaules :

         – Mais Ghowix ne pardonnera pas, surtout après la tentative d’évasion.

         Il y a un moyen de sauver Norma et Didier, et de vous sauver vous-même : c’est d’accepter de porter la mort sur Dzo.

         – Proposition inutile, Jane, vous le savez bien.

         – Taisez-vous, entêté ! Vous ne tuerez personne de votre main ! Mais il existe un moyen de rendre l’atmosphère de la planète irrespirable, mortelle pour tous. Moyennant quoi le salut peut exister pour ce jeune couple auquel vous portez intérêt… et pour vous, Coqdor. Je ne parle pas de Wanda, une immortelle comme nous, à laquelle on ne peut faire d’autre cadeau que la mort. Êtes-vous disposé à m’écouter ? Il ne s’agit, en quelque sorte, que d’une immense euthanasie, en échange de laquelle vous sauverez trois vies normales, trois vies qui valent la peine d’être vécues.

         – C’est bien, Jane, dit Bruno Coqdor. Je vous écoute.

         Et Jane parla.

        

        

         TROISIÈME PARTIE

        

         LE NUAGE ÉCARLATE

        

        

CHAPITRE PREMIER

        

         II y avait neuf jours que cela durait. Neuf jours et quelques heures.

         Bruno Coqdor n’était plus sorti du département destiné aux hôtes de marque. Maintenant, Ghowix et les Dzoriens savaient jusqu’où allait son pouvoir et ils avaient redoublé de précautions.

         Il était toujours aussi bien traité et on ne semblait pas lui tenir rigueur de la destruction de tant de robots.

         Quant à la mort de Hog et des autres hommes-spectres, comme à l’accoutumée, les Dzoriens avaient considéré cela comme une félicité. Si bien que ceci compensant cela, nulle sanction n’avait été prise contre le chevalier spatial.

         Pourtant, il lui était interdit de sortir de sa résidence. La piscine avait été vidée, réaménagée, et il pouvait, à loisir, s’y plonger, ce qui le détendait heureusement.

         Mais, tout le jour, il demeurait seul, avec simplement la compagnie de Râx. Il devait s’en contenter, et l’attachement du pstôr semblait grandir de jour en jour.

         Le soir, il revoyait Didier et Norma. Les deux jeunes gens, après avoir pâli sur les équations et les cyclotrons, les tables logarithmiques électroniques et les prestigieux appareils de la Vaine Science, étaient autorisés à retourner à la résidence. Ils étaient las, tous deux. On ne leur avait accordé que dix jours pour résoudre un problème qu’une équipe étudiait inutilement depuis mille ans. C’eût été folie de penser qu’ils puissent le résoudre.

         – Et pourtant, disait Didier, c’est possible, je suis sûr que c’est possible.

         Il suffirait d’un rien.

         Oui, mais ce rien, Ghowix et les autres passaient à côté depuis des siècles et des siècles.

         Ce rien permettrait de retourner la nature subtile des immortels, de les ramener à la norme. Et tout serait sauvé.

         Mais neuf journées s’étaient écoulées inutilement. Didier et Norma, silencieux, un feu étrange dans le regard, s’étaient levés très tôt et avaient repris le chemin des labos et des salles d’études merveilleusement équipées.

         Ils savaient qu’au crépuscule, s’ils n’avaient pas trouvé, il ne leur resterait que quelques heures. Et à minuit, Ghowix serait inexorable. Les Terriens deviendraient immortels à leur tour, en châtiment de n’avoir pas réussi à aider les Dzoriens à mourir comme tous les hommes.

         Bruno, à demi nu dans sa tunique courte, allait et venait, en proie à une fébrilité qui ne lui ressemblait guère. Jusque-là, il avait espéré, contre vents et marées. Quoi ? Un miracle. Un homme tel que lui croyait aux miracles.

         Mais le miracle ne s’était pas produit, et ne semblait pas devoir se produire avant la fin du jour.

         Râx, saisi de sa fièvre, partageant mystérieusement les sentiments et les angoisses de son maître, marchait sur ses talons, sifflant parfois sa tristesse, ou bien il regardait Bruno de ses yeux jaunes où passait une étrange tendresse, faite de cette amitié sans équivoque que seul l’animal est capable de donner à l’homme.

         Sortir de la résidence ? Impossible. Cette fois, Ghowix avait pris d’autres précautions. Un seul robot serviteur était à la disposition de Bruno.

         Seulement le jeune homme avait été prévenu. Un réseau d’ondes, savamment disposé, régnait autour de lui. Cela formait un véritable mur, étudié de telle façon que lui seul y trouvait résistance. Ainsi, chaque matin, quand Didier et Norma sortaient de l’atrium après avoir régulièrement retrouvé Bruno, qui leur posait à chacun un baiser sur le front, les deux jeunes gens traversaient sans en être incommodés la paroi invisible. Ils ne s’en rendaient même pas compte.

         Bruno faisait quelques pas avec eux. Et puis il devait s’arrêter. Il se trouvait figé devant un mur parfaitement cristallin. Rien de tangible en apparence. Mais, sous sa main, contre son corps, il sentait le contact irrésistible. Rien à faire, c’était une forteresse invisible qui l’enfermait.

         Râx ne comprenait pas, tournait autour de lui en sanglotant à sa manière.

         Bruno alors faisait un dernier signe de la main au jeune couple. Et Norma et Didier couraient aux labos, pour travailler à déchiffrer l’énigme, l’indéchiffrable mystère qui pesait sous la lumière cruelle de l’Étoile de Satan.

         Et Bruno restait seul toute la journée.

         Maintenant, le dixième et dernier jour était entamé. Une seule fois, il avait revu Jane. Selon leurs conventions, il n’avait rien répété aux jeunes gens de leur conversation, et des révélations très importantes apportées par la femme-spectre. Et depuis ces neuf jours, il faut bien le dire, Bruno Coqdor avait surtout médité, jour et nuit, sur ce que Jane lui avait appris.

         La dernière journée s’achevait. Le robot parut dans l’atrium où Bruno se relaxait, après s’être longuement baigné :

         – Monsieur, le professeur Ghowix désire vous parler.

         C’était sans doute par télé. Bruno se leva ,  non sans une certaine appréhension et se dirigea vers son studio où se tenait l’écran.

         Ghowix, en effet, y apparaissait.

         – Lieutenant Coqdor, dit-il brièvement, le sursis accordé aux Terriens s’achève. Vos amis sont d’authentiques savants et ils l’ont prouvé par les expériences qu’ils ont réalisées ici. Certes, la science de votre planète est profondément estimable. Il n’en est pas moins vrai qu’ils n’ont pas trouvé le moyen de nous rendre mortels, et qu’ils n’auront pas trouvé d’ici minuit. Je sais que Jane vous a parlé du nuage écarlate. Êtes-vous décidé à remplir la mission qui vous a été offerte ?

         Bruno se mordit les lèvres :

         – Il reste quelques heures, professeur. Laissez Norma et Didier tenter leur chance, notre chance à tous, jusqu’au bout.

         Ghowix lui jeta un regard furieux, haussa les épaules et coupa la communication.

         Seul, Bruno se jeta sur son divan et Râx vint se blottir près de lui.

         Caressant la tête du pstôr, il songea au nuage écarlate.

         C’était une arme très ancienne, inventée par les savants dzoriens lors d’une guerre interplanétaire qui avait eu lieu des siècles plus tôt, bien avant que Ghowix eût eu le malheur de trouver le secret de l’immortalité.

         Au moyen de fusées, ou mieux d’un engin volant quelconque, on répandait dans une atmosphère des particules infinitésimales, dont la présence formait un immense nuage de couleur rouge très prononcée. Les photons ainsi libérés étaient de nature voisine de ceux qui avaient servi à construire le fanal de l’ Œil Rouge, lequel envoûtait littéralement ceux qui le regardaient.

         Mais le nuage écarlate avait une autre propriété. Traversé par la lumière, sous l’impulsion des rayons ultraviolets émanant d’un soleil, il devenait nocif à l’extrême, mortel pour tous organismes animaux ou végétaux.

         Jane, au nom des Dzoriens, mais sous sa responsabilité propre, avait franchement posé la question à Bruno. Accepterait-il de partir sur un Vibrus, et de répandre dans le ciel de Dzo les particules destinées à constituer le nuage écarlate ?

         Sous l’impulsion de l’Étoile de Satan, ce serait la mort qui s’étendrait dans le ciel, et les hommes-spectres périraient les uns après les autres.

         Ainsi, ils ne se suicideraient pas. Un homme d’une autre planète les aurait tués. Et la délivrance viendrait malgré l’immortalité relative qui était la leur, et qui leur pesait comme la plus lourde des chaînes.

         Moyennant cela, Bruno savait qu’il pourrait sauver le jeune couple, et se sauver lui-même.

         Les dés étaient jetés. Maintenant Ghowix ne voulait plus attendre.

         Bruno se disait avec tristesse que ces gens qui avaient l’éternité devant eux n’étaient guère patients. Mais, en réalité, il savait ce qui les animait. Les Dzoriens, tous, nourrissaient une haine sourde contre les simples mortels dont le sort était infiniment préférable au leur. Aussi trouvaient-ils toujours des prétextes pour les plonger dans l’horreur de la demi sphère de cristal, traitement d’ailleurs parfaitement indolore, mais dont ils ressortaient conditionnés pour ne plus devoir mourir.

         L’horrible chantage pesait sur Bruno. Sauver Norma et Didier… en assassinant tout un peuple.

         Car, pour son cœur profondément loyal, pour son âme nourrie de cette morale de la Terre qui résistait à tous les crimes, à toutes les abominations, il y avait bien là meurtre prémédité, même s’il s’agissait d’arracher les Dzoriens aux conséquences de leur funeste folie.

         Et il importait de tuer plusieurs centaines de milliers d’individus, peuplant encore les dernières cités de Dzo.

         – Tuer ! Tuer ! Non, je ne peux pas !…

         Mais il deviendrait immortel à son tour. Et il verrait la douce Norma, le courageux Didier, qu’il chérissait avec tendresse, livrés à cette existence abominable.

         Bruno Coqdor souffrait dans sa conscience torturée. Certes, il se disait — et Jane l’avait entretenu dans cette idée — que le nuage écarlate, lancé par une main humaine, apporterait un soulagement éternel à ces malheureux parmi lesquels il y avait même des victimes, venues de diverses planètes et immortalisées contre leur gré. Une œuvre pie, que ce crime multiple ?

         Bruno ne pouvait s’y résoudre.

         Nul n’a le droit de mettre un terme à la vie d’autrui.

         Mais la vie dzorienne était-elle normale ? Non, certes, et le fait de l’avoir prolongée indéfiniment, cette existence naturelle, constituait un péché abominable qui trouvait en lui son châtiment.

         Répandre le nuage écarlate. Ne serait-ce pas apporter en quelque sorte l’absolution à ces damnés ? Des damnés tout de même provisoires puisque nombre d’entre eux, même après avoir vécu des siècles, avaient fini par trouver la mort, comme Hog et ses compagnons.

         Hog ?

         Bruno frissonnait en évoquant ce nom.

         Il ne pouvait oublier la mort électrique, dans la piscine où étaient plongés les robots qu’il avait court-circuités. Certes, il avait tué inconsciemment et même les Dzoriens lui avaient exprimé leur gratitude au nom des morts libérés.

         – Non ! J’ai tué par inadvertance et je devrais semer volontairement la mort dans le ciel de Dzo ? Je ne puis m’y résoudre.

         Les heures passaient. Norma et Didier ne rentraient pas du laboratoire.

         Jusqu’à la dernière minute, ils devaient s’acharner à trouver l’impossible solution. Toutes possibilités leur étaient données. Toutes les archives étaient à leur disposition. Bruno était désespéré. Mais il ne voulait pas jeter le nuage écarlate. Il ne voulait pas souiller ses mains d’un tel crime.

         Râx siffla soudain, indiquant l’entrée d’une personne autre que le robot.

         – Vous, chère Wanda ?

         Il ne l’avait plus revue depuis la fatale expérience. Et il se sentait bouleversé, parce que cette femme qui apparaissait ainsi devant lui, toujours aussi belle dans une robe d’un bleu ardent faisant ressortir son teint doré et ses magnifiques cheveux noirs, n’était plus une simple mortelle, mais une femme vouée à l’éternité dzorienne.

         – Bruno, je sais tout. Oui, ne me regardez pas ainsi ! Je n’ignore pas que Didier et Norma travaillent aux laboratoires, que Ghowix vous a accordé un sursis, que vous-même êtes sollicité de répandre la mort sur Dzo.

         Elle s’approcha, et soudain noua ses beaux bras nus autour du cou de Bruno Coqdor.

         – Coqdor, Coqdor. Je devine dans quelles transes vous êtes plongé. Mais tout cela est tellement fou. Pourquoi songer à la mort ? Et pourquoi chercher à nous replonger tous dans cette hideuse condition de mortels ?

         Bruno sentit son cœur se serrer. La démence orgueilleuse de vivre toujours animait donc encore Wanda ?

         II voulut dénouer ses bras, mais elle se serrait contre lui :

         – Écoute. Il faut vivre ! Vivre sans cesse ! J’ai vu mourir Ulric, et cela m’a ouvert les yeux. La mort est hideuse. Seul vivre compte !

         – Mais vivre ainsi, ce n’est pas vivre.

         – Qu’en sais-tu, pauvre homme voué à disparaître d’un instant à l’autre ?

         Coqdor. Songe à ce qu’est l’immortalité !

         – Wanda. Vous êtes folle !

         – Folle de joie, oui ! Je vais vivre ! Pourquoi ne pas vivre, toi aussi ? Au lieu de tout ce drame stérile, demande à Ghowix de te rendre semblable à nous. Et nous vivrons, Coqdor. Nous nous aimerons et nous oublierons tout dans des baisers qui ne finiront jamais.

         Il la repoussa, sans violence, mais avec fermeté :

         – Wanda ! Songez que Didier et Norma luttent en ce moment, épuisent leurs dernières forces pour trouver une issue.

         – Il n’y a pas d’issue. Mais eux aussi seront immortels. Ils s’aiment, songes-tu, Bruno Coqdor. Ils seront éternellement heureux.

         – D’un amour inutile et fatal.

         – Non, d’un amour comme le nôtre. Si tu voulais…

         – Wanda ! Wanda ! Songez aux hommes et aux femmes-spectres. Ils vivent, certes. Mais quel fardeau. Voyez ces corps momifiés, ces visages horribles !

         – Ghowix a perfectionné sa méthode. Je resterai belle… à jamais…

         Un éclat de rire moqueur fusa. Coqdor et Wanda se retournèrent en même temps. Râx siffla longuement. Jane était devant eux.

         La femme-spectre avait un bien mauvais regard et elle jeta, à Wanda :

         – Illusion, malheureuse folle que tu es. À moi aussi, on m’a promis la beauté qui ne se flétrit pas. Oh ! Je vis, et Ghowix a dit vrai sur ce point.

         Mais il a menti sur l’autre. Car, petit à petit, je suis devenue une vieille femme, une vieille femme éternelle… une horreur sans fin. Regarde-moi, superbe Wanda et pense que, dans quelques années, les premières rides viendront. Tes cheveux blanchiront, ou tomberont. Ta peau se racornira. Et tu seras une momie vivante… comme moi.

         Wanda recula, hurlant d’horreur, devant Jane déchaînée.

         Alors Bruno Coqdor n’hésita plus. Il était saturé de désespoir et d’épouvante. Il comprenait que tout valait mieux que cette vie infernale et sans espoir, sans amour et sans joie, qu’était celle de ces pseudo-immortels qui n’étaient que des humains prolongés.

         Il bondit, bousculant les deux femmes qui se jetaient des injures, vers le poste de télé intérieure, appela le laboratoire.

         Ghowix parut. Coqdor jeta :

         – Professeur ! J’accepte ! Je pars ! Faites mettre un Vibrus à ma disposition. Avec les containers dans lesquels sont enfermées les particules du nuage écarlate.

         Jane et Wanda, stupéfaites, s’étaient tues et le regardaient. Le pstôr siffla lugubrement, comme s’il avait senti que l’heure était fatale.

         Ghowix demeurait impassible en apparence, mais ses mains maigres et crochues s’agitaient plus que jamais :

         – Vraiment, Lieutenant Coqdor ? Vous êtes décidé ? Vous ne vous récuserez pas ? Oh ! J’ai besoin de certitude. Plus d’un humanoïde, qu’il vînt de votre planète Terre ou d’ailleurs, a quelquefois, au cours des siècles, accepté de nous tuer tous. Seulement, ils se sont affaissés les uns et les autres au moment fatidique. Quand on n’est pas fait pour être un bourreau, on ne s’improvise pas ainsi du jour au lendemain.

         Bruno était livide :

         – Il suffit, professeur Ghowix ! Je vais répandre le nuage écarlate sur la planète Dzo, comme vous le souhaitez…

         Ghowix voulut visiblement dire quelque chose et ses mains tremblèrent de façon effrayante. Mais il se ravisa et prononça simplement :

         – On va venir vous chercher. Je fais couper le réseau d’ondes. Préparez-vous !

         Un instant après, plusieurs hommes-spectres venaient à la rencontre de Bruno. Il les suivit, tandis que Râx lui emboîtait le pas, et quitta la résidence sans un regard pour Jane et pour Wanda.

         On l’habilla d’une combinaison analogue à celle des astronautes, d’un modèle, particulièrement étudié qui le protégerait totalement des effets du nuage écarlate. Sur sa demande, on fourra Râx, qui ne le quittait pas, dans une combinaison semblable, et le pstôr demeura immobile, près de lui.

         On lui avait indiqué le moyen, d’ailleurs simple, de faire fonctionner le Vibrus et de lâcher, le moment venu, les particules devant constituer le nuage.

         Les hommes-spectres étaient silencieux mais on les sentait tendus en dépit de leur indifférence habituelle.

         C’est que tous savaient. Si Bruno allait jusqu’au bout, la mort se déverserait à flots dans le ciel dzorien et, avant quarante-huit heures, tous seraient morts, délivrés.

         Vint enfin le moment de l’envol. La soirée était avancée. L’heure correspondait à dix heures et demie du soir. Norma et Didier étaient toujours aux laboratoires.

         Un écran de télé était placé devant le pilote du Vibrus et il était en rapport constant avec Ghowix et le sol de là planète.

         Au moment de l’envol, la nuit était noire, sans aucun satellite dans le ciel.

         On ne voyait que les étoiles, et l’astre du jour, l’Étoile de Satan, ne reparaîtrait que dans plusieurs heures.

         Si le nuage était répandu, ses premiers rayons agissant sur les photons pourpres commenceraient à semer mort et dévastation.

         Sur tout Dzo, on savait. On attendait. Non seulement dans la cité de la Vaine Science, mais encore dans les autres villes encore habitées. Les Dzoriens faisaient des vœux pour que le chevalier de la Terre eût le courage sinistre de leur apporter la délivrance.

         Le cœur déchiré, Bruno demanda à revoir par télé Norma et Didier.

         Ghowix fut net :

         – Non, Lieutenant. Ils travaillent ! Jusqu’à minuit ils ont le droit de chercher la solution. Et ils me servent d’otages ! Oui, je ne perds plus de temps en politesse, l’heure est trop grave. Vous pouvez encore faiblir et renoncer. Je vous préviens donc qu’à minuit juste, si vous n’avez pas libéré le nuage écarlate, vos jeunes amis seront immortalisés.

         Bruno se retint de cracher son mépris à Ghowix. Mais il coupa la communication et mania les commandes.

         Vibrant comme un gros insecte, l’engin s’envola dans la nuit.

         Bientôt, Bruno Coqdor se familiarisa avec les commandes et s’éloigna de la cité de la Vaine Science. Il survola les étendues assez désolées de Dzo et reconnut au loin les grands marécages où était tombé l’ Œil Rouge, où Mac Duff, puis Ulric, avaient trouvé la mort, où Wanda avait perdu la raison. II ne se pressait pas. D’ailleurs, il avait jusqu’à minuit pour appuyer sur un simple bouton, et répandre le nuage écarlate dans le ciel de Dzo.

         Il était dans un état d’exaltation rare. Jamais il n’avait connu sentiments semblables. Il continuait à penser qu’il devait sauver Norma et Didier, délivrer Jane, Wanda, Ghowix et tous les spectres de la planète, mais cela, au prix de ce qu’il considérait toujours comme un crime.

         Un crime qu’il allait commettre, lui, le loyal et pur Coqdor ?

         Râx sifflait en cadence, engoncé dans la combinaison-armure faite pour un homme, et qui le protégeait. Bruno pensa que Ghowix était de peu de parole. Sauverait-il vraiment le jeune couple, comme promis ? Et ce que Jane avait révélé, que le professeur avait confirmé, s’accomplirait-il jusqu’au bout ?

         L’appel de la télé retentit. Sur l’écran Bruno vit le hideux visage de Jane :

         – Coqdor ! Coqdor ! je vous appelle, Je sais que vous hésitez. Je vous comprends. Comme vous, je viens de la Terre. J’étais chrétienne, avant de sombrer dans cette damnation. Bruno Coqdor, sauvez vos amis et sauvez-nous tous, ce sera une bonne action.

         Il la regarda, ne répondit pas, et coupa la communication. Mais cette insistance de la femme-spectre qui voulait mourir à tout prix l’avait encore troublé davantage.

         Une heure passa. Il était près de minuit.

         Le cœur de Bruno marquait les secondes. Il transpirait d’angoisse dans sa combinaison.

         Le Vibrus filait toujours, bourdonnant dans le ciel de Dzo, filant sous les étoiles. Bruno avait aperçu une cité, au loin, une des villes merveilleusement conditionnées où les Dzoriens stagnaient dans une éternité insupportable.

         Moins cinq… moins trois… moins une…

         L’appel de la télé, encore. Ghowix parut sur l’écran, spectre glacé, mais dont les mains faisaient mal à voir tant elles s’agitaient :

         – Êtes-vous prêt, Lieutenant Coqdor ? Bruno ne répondit pas. Ghowix lança :

         – Voilà qui va peut-être vous décider…

         Son image disparut et, sur l’écran Bruno Coqdor vit le laboratoire circulaire. Au centre s’élevait la demi sphère de cristal. Plusieurs hommes-spectres avançaient, dans leurs blouses blanches qui accusaient encore leur maigreur, et d’où émergeaient leurs affreuses têtes de momies.

         Mais leurs mains fébriles, gantées de blanc, étreignaient deux êtres, un jeune homme et une jeune fille, parfaitement nus l’un et l’autre, et qui se débattaient.

         Bruno jeta un cri terrible :

         – Didier… Norma…

         – Ils sont prêts, pour l’expérience, aboya la voix de Ghowix. Une minute… Si le nuage écarlate ne se répand pas dans le ciel, tous deux vont devenir immortels. Je contrôle d’ici, soyez-en certain.

         Une pitié infinie envahissait Bruno à voir ceux qu’il aimait tant, au pouvoir des monstres immortels, qui voulaient les attirer, eux si jeunes, si beaux, dans leur propre géhenne.

         – Arrêtez, Ghowix… Et périssez tous !…

         Bruno appuya sur le bouton.

        

        

CHAPITRE II

        

         L’aube commençait à blanchir le ciel de Dzo. Le Vibrus volait toujours et, depuis plusieurs heures, Bruno, emporté dans une sorte de cauchemar, avait continué à déverser, dans l’atmosphère dzorienne, les particules du nuage écarlate.

         Il avait eu la satisfaction, sur l’écran de télé, de revoir Norma et Didier indemnes, rhabillés, et retournés à leur résidence. Puisqu’il avait tenu parole, Ghowix avait consenti à faire grâce aux deux jeunes gens.

         Tout de même, sa souffrance était grande. Lui qui n’avait jamais rêvé que de missions bénéfiques et humanitaires, il polluait présentement le ciel de toute une planète avec des éléments destructeurs, qui porteraient la mort partout sur ce monde.

         Dans l’ombre, autour du Vibrus, il voyait le nuage se répandre. La nuit ne permettait pas d’en faire rutiler l’apparence. Cela semblait seulement une suite de volutes grisâtres qui se développaient lentement sous les étoiles.

         D’ailleurs, le nuage n’avait encore aucune propriété nocive. La lumière seule le rendrait meurtrier et la combinaison des rayons ultraviolets avec les particules produirait les photons de mort qui rouleraient sur les têtes des Dzoriens.

         Il avait encore survolé une ville puis était reparti vers les régions désertiques.

         Sous le Vibrus, Bruno avait pu revoir la surface blême des grands marécages, qui s’étendaient un peu partout sur la planète. La clarté des étoiles les montrait vaguement mais, ça et là, Bruno avait entrevu les eaux se soulever et des formes énormes et blafardes apparaître.

         Les planaires…

         Elles périraient, elles aussi. Tout mourrait, sur Dzo. Ghowix et les autres entraîneraient avec eux jusqu’à la vie du moindre végétal car la lumière maudite, filtrée par le nuage écarlate, assassinerait la plus petite cellule vivant sur Dzo.

         L’Étoile de Satan éclairerait, avant trois jours, un paysage totalement désolé et sans vie.

         Tout cela tournait dans le crâne de Bruno Coqdor. Il pensa aux planaires mutantes, qui avaient donné des insectes ailés. Ceux-là, sans doute, seraient frappés dans les premiers et leurs corps gélatineux s’abattraient sur les cités ou dans les déserts, annonciateurs de la mort totale.

         Maintenant, le soleil allait se lever. Les étoiles avaient disparu. Bruno devait poursuivre sa mission redoutable. Il savait que Norma et Didier n’étaient pas encore totalement hors de danger et que leur salut valait la mort de tout un monde.

         Derrière le Vibrus, le nuage s’étendait, se condensait parfois en flaques aux formes capricieuses. Et, petit à petit, la lumière qui augmentait d’intensité commençait à lui donner des reflets sanglants.

         Il faudrait des heures pour que lumière et chaleur parvinssent à donner au nuage son intensité maximale. Bruno Coqdor frissonna encore.

         Mais il découvrait une nouvelle cité. Les vents, assez forts, avaient déjà drainé des parcelles nébuleuses au-dessus de la ville. Bruno y vit évoluer quelques humains. Hommes et femmes spectres, sortant de leur apathie générale — nul ne se forçait guère, sauf dans la cité de la Vaine Science — venaient regarder passer l’oiseau de mort, qui leur apportait la délivrance.

         Bruno n’éprouvait pour eux qu’une compassion infinie. Fallait-il donc qu’ils aient souffert, depuis d’interminables années, pour attendre ainsi le moment de fermer les yeux à jamais ?

         Le nuage écarlate commençait à se former. Les particules, incroyablement concentrées, provoquaient des nuées immenses, lourdes et à l’évolution lente, mais le vent en favorisait l’étalement. Et c’était comme une grande flaque de sang qui grandissait dans le ciel, comme une montagne pourpre en les flancs de laquelle il y avait de quoi tuer un univers.

         L’Étoile de Satan méritait plus que jamais son nom. Bruno Coqdor découvrait le soleil de Dzo à travers les pesantes nuées. L’astre devenait trouble, et comme baigné par ces flots d’écarlate.

         Vu ainsi, son aspect devenait véritablement effrayant et le hardi astronaute, qui avait cependant découvert bien des phénomènes impressionnants, d’un monde à l’autre, avait rarement éprouvé pareille sensation de terreur et de détresse.

         Il dépassait la ville, au vol rapide du Vibrus, laissant toujours l’effroyable sillage de fumée, qui s’épanouissait, s’élargissait et semblait arriver à envahir tout le ciel, en nuées flamboyantes incroyablement épaisses.

         Bruno claquait des dents, tout en conduisant son appareil. Parfois, il entendait gémir Râx, qui flairait la mort planant dans le ciel de Dzo. Et le chevalier sentait les larmes lui venir aux yeux. C’était l’heure de Satan, le triomphe de la mort, et le Démon pouvait ricaner, dans la lumière farouche de son étoile, voyant un homme tel que Bruno Coqdor arriver à devoir tuer tant d’êtres, et cela, paradoxalement, pour accomplir son devoir.

         La télé, par instants, lui amenait des échos de la planète. Il entendait de nouveau les étranges prières qui saluaient la mort d’un des pseudo-immortels. Tous les Dzoriens se perdaient dans ces litanies, saluant leur propre fin qu’ils espéraient proche.

         Et Bruno était celui qui accomplissait tout cela.

         Il finit par couper toute communication. D’ailleurs, les émissions se trouvaient parasitées, jusqu’à devenir à peu près inaudibles, et les images, elles aussi, dansaient, tressautaient, se fondaient en lignes capricieuses.

         Le nuage écarlate, sans doute, envahissant l’atmosphère dzorienne, devait provoquer de graves interférences.

         Bruno, protégé par son armure, poursuivait ses semailles mortelles. Il tressaillit à peine quand l’appel de la télé le sortit de l’espèce de torpeur où il plongeait. Il voulut mettre le contact, mais n’obtint que des bribes de mots, des images fugaces, ombres mutilées accompagnées de syllabes tronquées, tout cela incompréhensible.

         Pourtant, on insistait, on voulait lui parler. Il fit effort, essaya encore de comprendre, mais en vain. Les parasites étaient les plus forts et le nuage écarlate détruisait tout.

         Il avait cependant semblé à Bruno que Ghowix voulait lui dire quelque chose. À un certain moment, il avait même cru reconnaître les traits de Didier sur l’écran, mais cela avait été si rapide, si mal retransmis…

         Et puis, petit à petit, l’inquiétude se glissa en lui.

         Les jeux n’étaient pas faits, loin de là, et il faudrait encore arracher le jeune couple à Dzo la mourante. Et si quelqu’un voulait lui transmettre une communication d’importance ?

         Il fit le point, grâce à des appareils précis, constata qu’il était aux antipodes, ou presque, de la cité de la Vaine Science, où l’avait conduit le vol du Vibrus. Il avait donc pollué la moitié de l’atmosphère, sur un équateur de mort, et cela, en principe, devait suffire à rendre Dzo impropre à la vie.

         Revenir vers la cité ? Il faudrait plusieurs heures. Et peut-être était-il important de savoir tout de suite ce qu’on tentait si désespérément de lui communiquer.

         Alors Bruno décida de faire appel à son sens psychique développé. Pour être plus à l’aise, il bloqua les commandes, afin que le Vibrus puisse continuer seul son voyage vers la cité encore lointaine. Et Coqdor se laissa doucement aller sur son siège de pilote, contraignant son corps à s’engourdir provisoirement tandis que son esprit, au contraire, déployait ses ailes.

         Il cherchait à travers l’espace… Ghowix… Didier… Norma… Jane…

         Qui m’appelle ? Qui veut me parler ? Que me veut-on ?

         Le Vibrus filait maintenant dans un ciel de plus en plus lumineux et dominait une mer de nuages qui roulait des flots de sang. Le phénomène souhaité était en train de se produire sur une échelle grandiose.

         Le Vibrus était abandonné à lui-même. Râx était silencieux, mais sans doute son instinct n’avait-il pas cessé de lui indiquer qu’on traversait une période cruciale.

         Et Bruno, immobile, l’esprit tendu, cherchait à prendre la place des appareils défaillants.

         C’était un travail mental très différent de celui qui l’avait aidé à provoquer des courts-circuits sur les robots de la résidence. Il s’agissait à ce moment-là de se transmuter en simple machine pour faire office de dynamo.

        Maintenant, c’était autre chose. Il devait, au contraire, garder un sens aigu de la perception, alors que, pour provoquer la formidable étincelle, il s’était annihilé mentalement.

         Et, malgré le nuage écarlate, malgré l’atmosphère lourdement perturbée de Dzo, dans le matin rouge de la planète maudite, Bruno Coqdor commença à percevoir ce qui se passait dans les esprits lointains qui tentaient vainement d’entrer en contact avec lui.

         Ce fut lui qui les rejoignit. Il pénétra dans leurs cerveaux, il sonda les neurones où se logent des milliards et des milliards de pensées, constituant, grâce au phénomène mémoire, ce qu’on nomme l’intelligence humaine.

         La plus haute fréquence, pour chacun d’entre eux, constituant précisément la recherche de l’esprit de Bruno Coqdor pour lui communiquer ce qui les préoccupait, quand il eut établi le contact — il pensa que c’était avec l’esprit de Norma — il lut aisément ce qu’elle voulait lui faire savoir.

         Tout est relatif et il dut reconstituer le message. Tout d’abord il entendit quelque chose comme… cesser diffusion… cesser diffusion…

         Cela concernait-il l’émission télé à lui destinée ? Non, ce n’était pas logique. Il se demanda ce que cela signifiait et poursuivit ses investigations.

         Norma — c’était bien elle — pensait également : … solution… solution… solution…

         Bruno frémit sur son siège de pilote. « Solution » ? Ce mot était lourd de conséquences. De quelle solution s’agissait-il, sinon…?

         Il se contrôla davantage. Il anéantit littéralement son corps d’athlète pour se transmuer en un transistor humain, captant les ondes qui jaillissaient du cerveau subtil de la jeune fille.

         Et puis, petit à petit, il reconstitua.

         On avait vainement tenté de le lui faire savoir par radio et télé mais le nuage devait former un parasite titanesque qui empêchait de recevoir le jeu d’ondes. Et Norma pensait à peu près ceci, sans doute comme Didier, et les autres, Terriens ou Dzoriens :

         IL FAUT ARRÊTER LA DIFFUSION DU NUAGE ÉCARLATE.

         APRÈS MINUIT, EN REVOYANT LES TRAVAUX DE DIDIER ET DE NORMA, LE PROFESSEUR GHOWIX A TROUVÉ TOUT À COUP LA SOLUTION.

         LES IMMORTELS PEUVENT, MAINTENANT, REDEVENIR DE SIMPLES MORTELS.

         IL N’Y A PLUS LIEU DE MASSACRER LA POPULATION DE LA PLANÈTE DZO.

         Bruno se débattit dans sa propre inertie. Il lui fallait faire effort pour sortir de l’apathie où il s’était volontairement jeté. Il allait avoir besoin de toute sa force, de toute sa résistance mentale pour reprendre le Vibrus en main et foncer de nouveau vers la cité de la Vaine Science.

         Ce fut long et difficile. Il remontait péniblement à la conscience de son corps, réglait de nouveau sa respiration qu’il avait singulièrement ralentie.

         Il était gourd, avec la tête lourde. Il se maîtrisa, remua, étendit une jambe, un bras, puis les autres membres.

         Il se mordit, se meurtrit les mains contre la paroi du Vibrus, pour aviver la circulation. Enfin, il se pencha sur les commandes et lança l’engin à la vitesse maximale.

         Dès qu’il avait pu avancer un doigt, il avait stoppé la diffusion du nuage écarlate, la première chose à faire. Mais il se disait que, pour cela, il était déjà bien tard et que la mort planait partout.

         L’appareil sphérique fonçait comme un véritable boulet à travers les airs.

         Son anneau vibratile provoquait des fréquences extrêmement élevées et, à l’intérieur, Bruno Coqdor les ressentait malgré un calfeutrage très soigné.

         Râx lui aussi était envahi de ces vibrations suraiguës et il ne bougeait plus, totalement abruti.

         Le Vibrus avait à boucler près de la moitié du diamètre de la planète avant de parvenir à la cité de la Vaine Science. Pourtant, en raison des prodigieuses vitesses qu’il pouvait atteindre, Bruno espérait arriver en moins de deux heures.

         Que pourrait-il faire ? Il n’en savait rien. Il voulait être là, près de ceux qu’il aimait, Norma, Didier. Et aussi Wanda et Jane, victimes de la folle expérience, qu’elles aient été ou non volontaires.

         Mais c’étaient ses frères et sœurs de race, et il importait de faire quelque chose pour eux.

         Car la planète allait devenir invivable, mais Bruno Coqdor n’oubliait pas ce que Jane lui avait révélé, qu’il avait pu contrôler par la suite, ce qu’il n’avait jamais dit à Didier ni à Norma, pour que les jeunes gens n’éprouvassent pas de fausse joie, si tout ratait au dernier moment.

         Il existait encore un moyen de salut. Et Bruno voulait mettre ce moyen en action, s’il arrivait à temps…

         Les minutes passaient et lui semblaient interminables. Il avait gagné les hauteurs stratosphériques et le globoïde n’était plus qu’un « jet » projeté à une allure fantastique. Au-dessous de lui, Bruno Coqdor, avec une horreur grandissante, voyait s’étendre les volutes de l’immense nuage.

         Était-il possible qu’il ait libéré assez de particules pour provoquer un tel envahissement ? C’était un fait cependant et il mesurait l’ampleur de l’arme diabolique. Un seul Vibrus voguant quelques heures, de nuit avait réussi à provoquer ces formidables bancs de nuages qui paraissaient croître d’instant en instant.

         Le soleil était haut, à présent, et ses rayons jetaient des taches de sang sur la nuée. Bruno imaginait qu’au-dessous, sur le sol de Dzo, la mort devait commencer à exercer ses ravages.

         Cependant, comme il avait commencé très loin de la cité de la Vaine Science, il pouvait croire que cette dernière ne serait pas encore submergée par les nuées mortelles au moment où il la rejoindrait. Il ne pouvait pousser le Vibrus davantage et il continuait à dévorer l’espace. Bientôt il vit s’atténuer l’épaisseur de la nuée qu’il survolait. La masse, d’un rouge sombre, devenait plus pâle, plus rosée, ce qui indiquait une raréfaction des vapeurs.

         Enfin, Bruno Coqdor navigua dans un ciel serein. Là, le nuage écarlate ne parvenait pas encore et le Vibrus, à sa vitesse folle, l’avait dépassé.

         Mais les courants aériens allaient le drainer, l’amener sur la cité et, là aussi, ce serait la mort pour tous.

         Bruno frémissait. Ainsi, Ghowix avait trouvé. Didier et Norma étaient des scientifiques. Ils avaient bien travaillé. Ils étaient près du but quand Ghowix avait voulu les faire précipiter dans l’hémisphère de cristal pour les immortaliser, et quand Bruno avait fait suspendre cet étrange supplice en libérant les particules du nuage maudit.

         – La solution… la solution…

         Ce qu’on avait cherché mille ans, ils l’avaient, sinon trouvé du moins préparé. Et la formidable science de Ghowix avait fait le reste, sans doute en une fraction de seconde, rien qu’en jetant un regard sur les équations tracées par les jeunes savants. Quel espoir se levait sur Dzo ! Les immortels allaient pouvoir redevenir de vrais mortels, des gens dont la vie aurait une durée variable, mais de toute façon normale. Ils recommenceraient à vivre, quel que fût le temps qui leur serait encore imparti par la destinée.

         – Seigneur ! Et j’ai semé la mort…

         La solution était trouvée. Mais au moment où les Dzoriens, et leurs captifs, allaient pouvoir récupérer leur métabolisme naturel, tout le ciel de la planète roulerait des nuages mortels et la vie, à peine retrouvée, allait être noyée sous des flots de clarté sanglante.

         Enfin, sous l’astre éclatant, et encore vierge de tout nuage, Bruno Coqdor reconnut la cité de la Vaine Science. Les contrôles radar la lui annonçaient depuis un bon moment, et il tremblait d’arriver trop tard.

         Le Vibrus passa comme une pierre au-dessus de la ville morte où grouillaient d’affreuses planaires, s’immobilisa juste à la verticale de la terrasse du Palais-Cerveau, et y descendit en une seconde, pour toucher le sol avec une douceur parfaite.

         Bruno Coqdor sauta à terre. Nul ne se tenait là. Râx, heureux de se dégourdir, se débarrassa de la combinaison qui l’enserrait et se mit à gambader autour de son maître.

         Bruno se retourna et avant de se précipiter à l’intérieur de l’immense construction, jeta un regard vers l’horizon. Il frémit.

         Le nuage écarlate arrivait.

         Amené par de forts courants, très haut dans le ciel, il fonçait comme foncent ces nuées d’orage qui couvrent la calotte céleste en quelques instants.

         Seulement ce qui arrivait, ce n’était pas une immense nuée noire, chargée d’électricité et de pluie, c’était quelque chose de monstrueux, d’un rouge ardent, qui faisait mal à regarder, qui faisait peur, et Râx lui-même se coucha, en sifflant de désespoir et d’horreur.

         On eût juré que, dans le ciel, roulait une chaîne himalayenne couleur de sang. Et la lumière de l’Étoile de Satan, qui commençait déjà à être sertie de bandes nébuleuses écarlates, prenait des tons effrayants, et tout le paysage, jusqu’aux grands marécages lointains, devenait teinté de cette clarté plus épouvantable que tout au monde, parce qu’elle était chargée d’effluves mortels, de photons assassins, de particules meurtrières…

         Que pouvait-on faire contre cela ? Bruno ne risquait rien, dans son scaphandre-armure. Mais les autres ?

         Il s’arracha à l’horrifique contemplation, appela Râx et se précipita vers un ascenseur qui l’emmena dans l’immensité de la forteresse de la Vaine Science…

        

        

CHAPITRE III

        

         Le professeur Ghowix se tenait debout devant l’immense écran.

         C’était un modèle circulaire, d’un diamètre de trois mètres. La perfection du procédé donnait des images réglables à volonté, jusqu’à grandeur nature pour les plans rapprochés. La fidélité de transmission parvenait à une qualité inouïe.

         Ghowix était plus bouleversé que jamais. Depuis que, presque par hasard, jetant un regard aux contrôles électroniques qui avaient enregistré les travaux de Norma et de Didier, il avait entraperçu le moyen de ramener les immortels à la norme, il connaissait des instants bouleversants.

         Ses aides, déjà, se rendaient mutuellement le service de tenter l’expérience à l’envers et les premiers résultats étaient probants.

         On revenait à un état naturel, on ne se « sentait » plus destiné à une vie sans fin.

         Les hommes-spectres ainsi traités revivaient littéralement. Ils n’étaient plus des fantômes enchaînés à une chair vétuste, incroyablement prolongée, mais bien des hommes vrais, promis à un destin sans équivoque.

         Ghowix et les siens avaient désespéré de pouvoir contacter Bruno Coqdor par le truchement des ondes, en raison du parasitage géant.

         Du moins était-ce ce que Norma et Didier, acharnés sur la télé, avaient donné comme explication à l’impossibilité de la transmission.

         Mais Ghowix avait rejeté cette hypothèse.

         Selon lui, le nuage écarlate n’expliquait rien et l’immense nébulosité répandue dans l’atmosphère dzorienne était impropre à interdire l’expansion normale des réseaux d’ondes. Si on ne pouvait atteindre le Vibrus, c’est qu’une raison inconnue, encore inexplicable, formait écran entre les émetteurs de la cité de la Vaine Science et le poste récepteur de l’engin volant.

         Ghowix avait été traité dans l’hémisphère de cristal. Maintenant, il n’était plus un immortel, mais un homme. Et son âme, si cruelle, si sceptique redevenait humaine. La bonté, la douceur, sentiments oubliés depuis bientôt un millénaire, l’envahissaient de nouveau, comme les notes d’une sonate oubliée.

         Le vieux Dzorien n’avait qu’un souci : sauver ce qui pouvait être sauvé et, pour cela, interrompre le travail infernal auquel il avait poussé Bruno Coqdor.

         Mais impossible d’alerter le chevalier de la Terre. Ghowix en avait conçu une profonde tristesse. Cependant, il essayait d’entrer en contact avec les autres cités, pour les prévenir de la découverte, donner à d’autres savants et techniciens les indications nécessaires à la transmutation des immortels en mortels.

         Dans chaque cité, il y avait d’autres demi sphères de cristal, et des installations formidables, qui avaient servi, petit à petit, à immortaliser toute la population dzorienne. On pouvait se servir, selon un procédé inédit, de ces étranges couveuses, pour ramener les spectres vivants à la normale. Ghowix, tout d’abord, avait pensé qu’il était bien tard, que le nuage écarlate, dynamisé par l’Étoile de Satan qui étendait des rayons, allait ravager ces villes lointaines avant qu’on puisse commencer l’œuvre salutaire.

         Or, à sa grande surprise, il avait obtenu très aisément le contact. On lui répondait, de trois autres villes, les uns après les autres. Il pouvait communiquer la grande découverte, donner toutes instructions utiles pour qu’on puisse, immédiatement, mettre les laboratoires en route et commencer à « désimmortaliser » les Dzoriens, voire les quelques éléments extra-planétaires ramenés autrefois par l’ Œil Rouge et qui vivaient eux aussi de l’interminable vie dzorienne.

         Partout, c’était la surprise. Les Dzoriens attendaient la mort. Ils savaient qu’un homme, né loin de leur monde, avait enfin accepté de les tuer tous en lançant dans l’espace la semence mortelle.

         Et maintenant, on leur redonnait l’espérance. Trop tard, sans doute…

         Pourtant, les Dzoriens voulaient tout tenter et, alors même que le nuage écarlate barrait les horizons, envahissait les zéniths, s’étendait comme une main géante au-dessus de leurs cités, ils se ruaient vers les laboratoires, se pressaient pour avoir le droit de prendre place sous les coupoles de cristal, où ils seraient traités selon le nouveau procédé trouvé par Ghowix, mais dû, il fallait en convenir, aux travaux d’un jeune couple de fiancés terriens, férus de sciences biologiques et qui amenaient le salut à ce monde désespéré.

         Ghowix, maintenant, demeurait, sourcils froncés, devant l’immense écran.

         Ce qu’il voyait le stupéfiait. Il ne comprenait pas, bien que, en fait, cela fût plutôt réconfortant.

         Ghowix se sentait redevenir homme et tout son vieux corps millénaire frémissait, parcouru de frissons dont il ne connaissait plus la saveur.

         Ses mains ne tremblaient plus, ne s’agitaient plus inlassablement. Une douceur étrange l’avait pénétré et il mesurait, plus que jamais, ce que vaut l’orgueil de l’homme qui cherche stupidement cet esclavage, la vie qui n’en finit plus.

         Il ressentait et méditait tout cela. Mais cela ne lui expliquait pas le singulier spectacle de la cité éloignée que la télé lui retransmettait.

         Que voyait Ghowix ? Une ville au-dessus de laquelle, dominant comme un monstre d’infini, s’étendait le nuage écarlate, dans lequel flamboyait l’Étoile de Satan.

         Sur les places, dans les rues, en haut des terrasses, des milliers et des milliers de Dzoriens s’agitaient. Tous, ils avaient attendu la délivrance par la mort, tous ils avaient su, un peu plus tard, qu’un destin ironique leur apportait une solution biologique capable de les sauver au moment où le nuage écarlate arrivait.

         Et maintenant, ils comprenaient encore moins. Car l’astre s’était levé depuis longtemps. Le ciel, tout entier, était envahi par les nébulosités pourpres, roulant comme un océan monstrueux et sanglant. Mais rien ne se produisait, aucun décès, aucun malaise n’était constaté.

         Il fallait se rendre à l’évidence, le nuage écarlate ne faisait aucun effet.

         Pas un Dzorien ne périssait, ni un animal, ni un oiseau, ni un insecte.

         Ghowix se prenait la tête à deux mains. Dans la joie de la délivrance, il ne pouvait arriver à oublier la passion et la curiosité scientifiques. Il ne comprenait pas, cela le dépassait.

         Mais c’était maintenant démontré, et plusieurs cités, reflétées les unes après les autres par l’écran, offraient le même spectacle d’un peuple qui demeurait indemne sous les volutes de l’arme la plus effroyable jamais inventée par les peuples de la galaxie.

         Ce fut là que le rejoignit Bruno Coqdor.

         Ghowix lui tomba presque dans les bras. C’était un tout autre homme que le savant millénaire et Bruno le comprit ; avant tout, il était redevenu un homme.

         – Ami cher, courageux Terrien. Ah ! Que n’ai-je été plus indulgent. Vos amis ont trouvé. Nous sommes mortels, à nouveau. Mais le nuage, le nuage qui devait tuer tout Dzo, le nuage ne sert à rien.

         Un éclat de rire sonna soudain dans le labo. Un double éclat de rire et Ghowix et Bruno Coqdor, se retournant, virent Didier et Norma, qui arrivaient, se tenant par la main, offrant des visages heureux, un peu énervés peut-être, mais animés d’une flamme intense.

         Tous deux riaient, et le rire sonore et viril de Didier était irisé du rire argentin de Norma.

         – Vous cherchez la solution, professeur. Oubliez-vous que, quand vos ancêtres ont trouvé le terrible nuage écarlate, ils ont pensé qu’une arme aussi terrible pouvait se retourner contre Dzo et qu’ils ont préparé, à toutes fins utiles, la parade…?

         Ghowix bondit :

         – La sphère ! Je n’y avais pas pensé. Et je comprends maintenant pourquoi nos émissions étaient parasitées et ne pouvaient atteindre le Vibrus qui emportait Bruno Coqdor. Son engin voguait dans la stratosphère…

         Didier et Norma, depuis dix jours, avaient eu à leur disposition une grande partie des secrets scientifiques de la cité où la science était un peu moins vaine que sa réputation ne voulait bien le dire.

         Les deux fiancés avaient découvert la formidable armature prévue contre une attaque éventuelle par nuage écarlate, au cas où des interplanétaires auraient percé le secret dzorien.

         Il était prévu une fantastique émission d’ondes résistantes, analogues à celles qui avaient servi à enfermer Bruno dans la résidence pendant les dix jours où Norma et Didier travaillaient aux laboratoires.

         Mais ce réseau géant, de forme sphérique, était conçu de telle façon qu’il enveloppait totalement le globe de la planète Dzo dans l’espace, formant exactement une sphère concentrique, dont la surface plafonnait à quelque trois mille mètres du sol dzorien.

         Tout s’expliquait maintenant. Pourquoi il n’avait plus été possible de toucher Bruno par radio, pourquoi le nuage écarlate demeurait sans effet, ses photons ne pouvant toucher le sol et les hommes vivant à sa surface.

         Norma et Didier avaient, clandestinement, déclenché cette immense armure, pour retarder encore la mort sur Dzo, mais minuit était arrivé et Ghowix les avait fait arrêter. C’est le moment où ils avaient failli être « immortalisés » et où Bruno avait accepté de déchaîner le nuage écarlate pour pouvoir les sauver tous les deux. Eux qui s’étaient sacrifiés pour éviter à leur ami Bruno de commettre un crime.

         Maintenant Dzo tournait dans l’espace enrobée dans une seconde sphère, invisible celle-là, et formée d’ondes. Le Vibrus de Bruno plafonnant à sept ou huit mille, bien au-dessus même du nuage, ne pouvait plus recevoir convenablement les ondes venant du sol, mais l’écran protecteur sauvait le monde dzorien.

         Certes, le nuage était toujours là et sa nocivité demeurait. Seulement il n’y aurait qu’à maintenir la carapace transparente établie par Didier et Norma, qui avaient déclenché la formidable installation défensive prévue par les vieux Dzoriens. Petit à petit, dans l’espace, la rotation de la planète forcerait la dilution du grand nuage, dont les particules se perdraient, s’abîmeraient dans les espaces infinis.

         Et pendant ce temps, à un rythme accéléré, dans toutes les cités dzoriennes, les laboratoires fonctionneraient jour et nuit pour rendre un métabolisme naturel aux malheureux immortels qui verraient enfin le terme de leur horrible destinée.

         Bruno Coqdor serra Norma et Didier sur son cœur. Il était fou de joie de les retrouver sains et saufs. Il savait que le salut était à leur portée.

         Surtout, outre la reconnaissance qu’il leur devait, que tout un monde leur devait pour avoir retrouvé le secret anti-immortel, Bruno leur garderait la gratitude infinie de lui avoir épargné d’effroyables remords. Car, grâce à l’écran d’ondes, la planète Dzo n’avait pas été atteinte des effets combinés du nuage écarlate et de l’Étoile de Satan.

         Cependant, au-dessus de la ville scientifique, le nuage s’étendait.

         Maintenant que tous le savaient inoffensif, ils n’hésitèrent plus à monter sur les terrasses pour contempler le formidable phénomène.

         Bien que ce fût le plein jour, la lumière avait singulièrement changé. Le soleil, très proche de la planète, était noyé par les immenses volutes qu’il empourprait. Mais tout cela roulait très haut et le réseau invisible tendu à trois mille mètres au-dessus du sol, s’il pouvait permettre les évolutions d’un engin tel que le Vibrus — et Bruno en avait fait l’expérience — ne permettait pas le passage des particules. Si bien que la gigantesque nuée envelopperait totalement la planète Dzo sans lui causer le moindre mal, tandis que, peu à peu, la dilution s’effectuerait, projetant les éléments mortels qui se perdraient dans les espaces infinis.

         L’Étoile Satan était effrayante à contempler ainsi. Son disque immense, baigné d’écarlate, semblait rougi au feu, ou maculé de sang. Pourtant, sur Dzo, les populations commençaient à la regarder sans crainte, non seulement parce que son innocuité était démontrée, mais aussi en raison du nouvel état d’esprit qui naissait dans tous les cœurs.

         Ghowix, Bruno, Didier et Norma, et Râx qui bondissait et voletait, sentant bien que tout allait au mieux, se trouvaient au sommet de la cité de la Vaine Science, sur une plate-forme gigantesque qui dominait la ville de sept ou huit cents mètres.

         De là, le coup d’œil était impressionnant. Le ciel était entièrement embrasé et tout apparaissait dans cette clarté pourpre. Mais ce n’était que spectaculaire et, grâce au stratagème de Didier et de Norma, grâce à la prudence des anciens Dzoriens inventant l’armure invisible pour protéger leur planète contre leur propre moyen de destruction, ce formidable changement de décor ne correspondait à rien.

         – Et maintenant, dit Norma, avec un soupir, notre tâche est terminée.

         Mais quand quitterons-nous Dzo pour rejoindre le Scorpion,  poursuivre notre mission spatiale, et peut-être revoir la Terre un jour ?

         Bruno lui sourit et Ghowix, lui aussi, se tourna vers la jeune fille :

         – Comment ? Vous ne savez pas ? Ah ! C’est vrai. Le lieutenant Coqdor avait demandé que le secret fût gardé vis-à-vis de vous, afin de vous éviter une fausse espérance.

         Ensemble, les fiancés tressaillirent, pressentant une révélation d’importance. Ghowix se tourna vers Bruno Coqdor :

         – Ami, à vous la satisfaction d’annoncer la vérité à ces jeunes gens !

         Le chevalier s’approcha du couple, prit la main de Norma, puis celle de Didier :

         – Mes chers enfants, on ne vous a pas tout dit, en effet. C’est là un des secrets de Dzo. Oh ! Vous auriez peut-être pu le découvrir, si vous aviez continué à travailler dans la cité de la Vaine Science. Mais, justement, vous ne vous penchiez pas sur les questions des voyages interplanétaires, seulement sur celle des phénomènes biologiques, ce qui vous a permis de mener le professeur Ghowix jusqu’à la solution tant cherchée. Oui, il existe d’ores et déjà un moyen de repartir dans l’espace.

         Norma jeta un cri de joie et se jeta au cou de Bruno. Didier, lui, écoutait pâle d’émotion :

         – Repartir. C’est vrai ?

         Ghowix eut un bon sourire, sur son visage momifié, un sourire tel qu’il n’en avait pas eu depuis mille ans :

         – Venez avec moi.

         Les ascenseurs ultra-rapides les emportèrent. Quelques instants après, ils suivaient un immense couloir, sur un trottoir roulant et parcouraient ainsi près de deux kilomètres, dans des départements de la ville qu’ils ne connaissaient pas.

         Ils se taisaient et n’osaient interroger, attendant la vérité.

        Ghowix les mena enfin dans une vaste salle en demi-lune, aux parois de métal, dont la partie médiane, légèrement incurvée, paraissait devoir s’ouvrir, les deux parties se séparant automatiquement.

         Le savant pressa une manette et c’est effectivement ce qui se produisit.

         Bruno Coqdor, qui savait déjà, Norma et Didier, virent en même temps, dès que les vastes panneaux se furent ouverts, un hangar aux proportions titanesques, installé dans les entrailles de la cité.

         Une rampe de lancement, longue de trois cents mètres, partait du fond du hangar, très profondément enterré et son extrémité s’ouvrait vers une coupole qu’on voyait intérieurement. Ghowix pressa encore une commande et cette coupole s’ouvrit.

         Alors, sans qu’un ouvrier parût, sans qu’aucun technicien ne bougeât, car il n’y avait personne dans cette immensité, des rouages invisibles se mirent en marche, des yeux électriques déterminèrent des mouvements, des réseaux d’ondes poussèrent des boutons, appuyèrent sur des roues et déclenchèrent des engrenages.

         Lentement, silencieusement, arrivant de plus loin encore vers le fond de la planète, un engin immense apparut sur la rampe.

         Il glissait en douceur et s’immobilisa sous leurs yeux, à deux cents mètres de la coupole supérieure.

         Bruno lui-même jeta la même exclamation que Norma et que Didier, et le pstôr, retrouvant peut-être un souvenir, siffla longuement.

         – L’ Œil Rouge !

         C’était, en effet, l’astronef fantôme, ou plutôt sa réplique exacte. Seulement ce navire spatial était tout flambant neuf. Il était dans un état impeccable, prêt à partir, sur la rampe qui le projetterait vers le ciel.

         – Oui, l’ Œil Rouge, dit sourdement Ghowix. En fait, nous n’utilisions qu’un seul astronef à la fois pour sonder la galaxie, toujours à la recherche des hommes qui pourraient nous aider à retrouver la vie normale, ou qui consentiraient à nous donner la mort. Notre dernière expédition a enfin porté ses fruits, puisque vous êtes tous venus. Un autre Œil Rouge était construit à chaque départ de l’astronef. Au cours des siècles plusieurs de nos vaisseaux se sont perdus ou ont été détruits dans des combats. Mais il y en avait un en permanence, prêt au départ. Maintenant, il n’a plus lieu de se lancer vers de nouvelles luttes, de nouveaux rapts, puisque, grâce à vous, la paix va revenir sur Dzo.

         Norma et Didier surent alors que Bruno avait été mis au courant par Jane de l’existence de cet astronef neuf. Ainsi, au dernier moment, il s’était décidé à répandre le nuage écarlate parce qu’il espérait bien sauver les jeunes gens et partir avec eux, à bord de ce nouvel Œil Rouge.

         Il avait consenti au forfait immense. Mais c’étaient les deux fiancés eux-mêmes qui lui avaient interdit de se créer des remords, en sabotant l’expérience, ayant découvert, de leur côté, l’existence possible d’une armure d’ondes protégeant la planète entière contre le rayonnement empoisonné de l’Étoile de Satan.

         Ghowix regarda Bruno, Didier et Norma :

         – Maintenant, dit-il, vous pourrez repartir quand il vous plaira. Un équipage sera mis à votre disposition, composé bien entendu par des hommes déjà traités dans l’hémisphère de cristal, et redevenus normaux. Ils vous emmèneront à travers l’espace là où cela vous conviendra, jusqu’à votre planète patrie si vous le désirez.

         – Non, professeur, dit doucement Bruno. Seulement au point où nous avons été capturés, vers Epsilon Hercule. Oh ! Vous ne savez pas où cela se tient, mais nous tenterons de refaire, en sens inverse, le voyage accompli pour venir jusqu’ici.

         Norma dit, doucement :

         – Et… Wanda ?

         – Wanda est redevenue normale, dit Ghowix. Bien entendu, nous vous la confierons. Je pense que maintenant vous la guérirez de sa folie d’immortalité et qu’elle sera heureuse d’être une vraie femme.

         – Oui, dit Bruno Coqdor. Elle pourra de nouveau pleurer son cher Ulric qu’elle avait quelque peu oublié. Et ce sera le signe du retour à la vie.

         Dzo revivait. Dans toutes les cités, on se bousculait pour passer sous la coupole de cristal. Mais, petit à petit, la joie s’étendait et les Dzoriens perdaient leur effroyable condition d’immortels.

         L’équipage fut bientôt prêt, pour emmener l’ Œil Rouge. Wanda, en effet, pleurait maintenant comme une femme normale et sa fièvre orgueilleuse était totalement tombée. C’est avec joie qu’elle apprit le prochain départ de l’astronef.

         C’est alors que quelqu’un demanda à faire partie du voyage. Et nul n’eut le courage de lui dire non, bien que, de toute évidence, elle n’eût plus longtemps à vivre.

         C’était Jane. Mais il s’était produit pour elle un phénomène constaté sur certains Dzoriens traités pour le retour à la norme. Un épuisement quasi total, voisin de la leucémie. C’était la rançon de la délivrance, pour un nombre minime d’anciens immortels. Jane était condamnée, et elle le savait.

         Sans doute ne reverrait-elle pas la planète-patrie. Du moins voulait-elle mourir entre les bras de ses frères terriens. Et Bruno Coqdor et ses compagnons, profondément émus, l’accueillirent sur le nouvel Œil Rouge prêt au départ.

         Râx, bien sûr, était du voyage. Il ne voulait plus quitter Coqdor et le chevalier se fût difficilement séparé du fidèle et courageux pstôr.

        Des milliers de Dzoriens assistèrent au départ de l’astronef, dans un formidable tourbillon de flammes. Le navire pointa, traversa sans effort l’armure invisible, troua le nuage écarlate encore assez épais, et disparut aux yeux de ceux qui avaient été les hommes-spectres de la planète Dzo.

         Bruno Coqdor et ses amis, conduits par l’équipage dzorien, allaient rechercher le contact avec leur monde galactique. Ils respiraient, et nul, même Wanda, ne pourrait maintenant jamais évoquer sans un désagréable frisson l’idée même de l’immortalité.

         Ils gardaient toutefois une satisfaction permanente. C’était la douce sensation d’avoir délivré un monde. Et pour s’en assurer, il leur suffisait de lire la gratitude qui brillait dans les yeux de tous les astronautes dzoriens.

 

 

 

FIN